IBLA, 1994, t. 57, n° 173, p. 7-22. SALAH NATIJ

 

L'hypothèse naturaliste zolienne dans l'œuvre de Naguib Mahfouz

 

 

  Par Salah NATIJ

 

  

    Dans un numéro spécial que Le Magazine Littéraire a consacré en 1988 aux "écrivains arabes contemporains", André Miquel s'est interrogé sur le sort du roman arabe, disant :"Pourquoi n'y a-t-il pas encore un écrivain arabe qui ait eu le prix Nobel ? Et je dirais par exemple que Naguib Mahfouz le mérite sans aucun doute..."1.

 

Or, depuis, non seulement Naguib Mahfouz a obtenu le fameux prix, mais il a aussi bénéficié, notamment en France, à la fois de la traduction d'une partie très importante de son œuvre romanesque et d'une vague de réception dans les milieux littéraires français. Cependant, malgré ce "succès" apparent, nous ne sommes pas encore en mesure, comme nous allons le voir, de dire que Mahfouz jouit maintenant d'une lecture critique qui se donne la peine de le comprendre et de le situer en fonction de ce qu'il offre lui-même à travers ses romans.

 

Il y a une vingtaine d'années déjà, l'oeuvre de Mahfouz faisait l'objet de deux types d'évaluation critique : d'une part, il y avait ceux qui saluaient en Mahfouz la naissance d'un romancier capable, à la fois par la qualité et la quantité de sa production, de faire accéder le roman arabe au champ de la littérature mondiale2, d'autre part, nous avons un second groupe de critiques, plus nombreux, qui non seulement ne reconnaissent pas en Mahfouz le romancier arabe que tout le monde attend, mais qui, en outre, n'hésitent pas à lui dénier toute prétention à l'originalité :

"Lorsque Naguib Mahfouz dans sa trilogie monumentale, décrit le petit milieu bourgeois cairote, il peut paraître faire preuve d'authenticité. Effectivement, ses personnages, leurs relations, leur décor sont d'une égyptianité incontestable. En tant que document et témoignage sur une période historique (1917-1944), l'oeuvre est intéressante quoiqu'on pense du traitement des informations. Mais au plan littéraire, la vision et l'interprétation de ce monde vécu n'apportent strictement rien de nouveau. On ne peut dire que sous cette plume soit né un type de roman"3.

   

      Selon cette position critique donc, les textes de Mahfouz sont tout simplement des fausses productions romanesques, des simulacres, en ce sens qu'on ne peut comprendre les modèles de réalité qu'ils font naître qu'en faisant un détour obligé par le roman occidental4. Du point de vue de la réception de Mahfouz en France, c'est cette dernière conception qui a prévalu depuis, au point que, comme on peut le voir à travers les comptes rendus parus dans la presse, l'oeuvre de Mahfouz est toujours donnée et présentée au lecteur à la lumière de romanciers occidentaux.

 

C'est ainsi que dans les textes sélectionnés et reproduits sur la couverture de Palais du désir, nous trouvons des appréciations du genre : "Une oeuvre superbe, ample, classique, nuancée et chaleureuse. Naguib Mahfouz le Flaubert du Moyen-Orient." (François Hamel, Marie Claire);

"Finalement c'est moins à Martin du Gard que l'on pense qu'à Tolstoï et Balzac, le tout parfaitement intégré dans une pâte nommée égyptianité." (J-P. Péroncel-Hugoz, Le Monde); "On dit qu'il faut songer à Tolstoï et à Balzac. Il y a aussi chez lui du Garcia Marquez, les débordements baroques en moins, une formidable acuité psychologique en plus. Du Garcia Marquez qui aurait beaucoup lu Proust." (Robert Verdussen, La Libre Belgique).

 

Comme on peut le remarquer facilement, toutes les appréciations que nous venons de citer procèdent d'une sorte d'intertextualité critique commune : il s'agit de lectures qui essaient d'ouvrir le texte non pas en le présentant tel qu'il est lui-même, mais en le renvoyant à un univers de compréhension romanesque déjà établi5. Nous devons avouer ici que c'est en réaction à ce genre de comparatisme implicite et spontané que nous tenterons dans la présente étude d'analyser et de mettre à jour la structure de l’oeuvre de Mahfouz dans ses relations avec ce que l'on appelle le naturalisme. 

Il y a incontestablement chez Mahfouz, surtout dans ses premiers romans, une orientation que l'on peut qualifier de naturalo- réaliste. Mais la question ici n'est pas celle de se contenter de postuler l'existence de cette orientation et de la considérer comme une expression de ce que l'on désigne en termes comparatistes traditionnels par "influence", mais plutôt d'essayer, par l'analyse, de montrer comment elle fonctionne, quel type de traitement elle a subi dans l'oeuvre en question. Le risque majeur que comporte l'usage facile du concept d'influence" réside dans le fait que celui qui l'utilise a le plus souvent tendance à se sentir dispensé de définir le mécanisme par lequel et à travers lequel deux ou plusieurs oeuvres se rencontrent, agissent les unes sur les autres, échangent parfois leurs procédés de création et se trouvent par là situées dans un même champ de sensibilités esthétiques.

 

     Dans un passage qui mérite d'être cité ici, H. R. Jauss met en garde contre la pratique comparatiste "sauvage", s'engageant dans des entreprises de recherches d'influences et de phénomènes d'échanges littéraires sans établir, méthodiquement et consciemment, "une norme théorique", c'est-à-dire sans la problématisation, théoriquement orientée, de ce qui, en passant de l'une à l'autre des oeuvres comparées et comparables, est susceptible de variation : « Ce sont, écrit-il, les auteurs des "parallèles", qualifiés de "préscientifiques", qui pourraient apprendre à maints comparatistes d'aujourd'hui que toute comparaison en histoire littéraire a besoin d'un "tertium comparationis", c'est-à-dire d'une norme théorique. Ces normes ne découlent pas immédiatement des objets de la comparaison. Elles ressortissent de la précompréhension, d'un intérêt souvent caché ou inconscient à l'interprète que celui-ci doit mettre à jour, à l'aide de sa réflexion herméneutique, qu'il doit introduire, consciemment, dans l'acte de comparaison, s'il veut que son analyse ne soit pas dirigée par un préjugé, mais par une question reconnue "6.

 

Établir une "norme théorique", cela veut dire construire un cadre conceptuel qui permet de situer les textes à comparer dans l'horizon de leurs ambitions esthétiques : chaque oeuvre, à travers le texte qu'elle développe, se propose d'élaborer un modèle de réalité7 plus ou moins fiction­nel. Dans un roman, par exemple, le lecteur (critique) peut trouver non seulement l'histoire qui lui est racontée, mais aussi par delà celle-ci, la manière dont, à partir des personnages et des événements qui leur sont arrivés et/ou qu'ils ont provoqués, le romancier crée à la fois un système de vraisemblances, une forme de sociabilité et un principe de causalité dans l'univers de son roman. La notion de modèle de réalité, telle que nous l'employons ici, oblige à déplacer l'analyse des éléments esthétiques et stylistiques bruts de l' oeuvre observée au mode sur lequel ces éléments sont combinés, agencés et organisés en un ensemble littérairement significatif.

 

C'est dans ce sens que nous parlons, dès le titre de cette étude, non pas de naturalisme ou de réalisme, mais d'hypothèse naturaliste. Cette dernière renvoie au fait que chaque oeuvre littéraire se réalise sur la base d'une volonté de construction d'un certain univers selon la logique d'une certaine vision anthropologico-philosophique. La comparaison doit donc s'efforcer de montrer comment -et éventuellement pourquoi- deux ou plusieurs oeuvres, en utilisant les mêmes procédés et les mêmes matériaux, et quand bien même elles semblent adopter des hypothèses d'écriture analogues, peuvent cependant ne pas aboutir au même modèle de réalité, c'est-à-dire qu'elles pourraient élaborer des systèmes de vraisemblances en apparence analogues mais qui obéissent, au fond, à des principes de causalité très différents, voire opposés;

 

Essayons maintenant de définir ce que nous entendons par "hypothèse naturaliste".

 

Nous pouvons caractériser l'hypothèse zolienne en disant, brièvement, qu'elle comporte deux dimensions indissociables : d'une part, nous y trouvons le postulat selon lequel les personnages doivent être conçus comme étant strictement des complexes psycho-physiologiques, tirant leurs capacités de mouvement des composantes morales et intellectuelles du milieu immédiat ; d'autre part, il y a l'ébauche d'une explication de base, à savoir que les séries d'actions qu'un personnage (pris isolément et sur la base de sa constitution  psychophysiologique) réalise doivent être montrées en tant que résultats d'un processus de "frottements" du personnage-personne à son environnement, processus au cours duquel font surface les "tempéraments" et les dispositions profondes de chaque personnage.

 

       Mais à côté de l'influence du milieu, il faut rendre compte chez Zola du facteur de l'hérédité. En chaque personnage, il y a deux facteurs agissant conjointement"Donc deux éléments :1) l'élément purement humain, l'élément physiologique, l'étude scientifique d'une famille avec les enchaînements et les fatalités de la descendance; 2) l'effet du moment moderne sur cette famille, son détraquement par les fièvres de l'époque, l'action sociale et physique du milieu"8. Bref, un roman zolien doit être la configuration de l'histoire d'une entité organique, aux prises, sur le plan interne, avec elle-même, avec ses pulsions biologiques, et, sur le plan externe, avec le milieu sociophysique changeant. Voilà, à peu près, ce que veut dire l'hypothèse naturaliste.

 

Cependant, nombreux sont les critiques qui ont constaté un décalage, chez Zola, entre l'intention théorique et son exécution pratique9. Il est difficile, en effet, même pour un lecteur averti, de localiser, dans quelques romans pris au hasard, une mise en oeuvre explicite de l'influence du milieu ou de l'hérédité. Toutefois, cala est vrai seulement dans la mesure où l'on continue à croire que ces deux facteurs sont intégrés dans l'oeuvre de Zola comme des ingrédients séparés et séparables, au lieu de les considérer en tant qu'ils forment un système compact, fonctionnant sous l'aspect de ce que nous avons appelé hypothèse naturaliste. Et c'est en considérant celle-ci de la sorte que l'on pourrait voir comment elle constitue dans les textes de Zola une sorte de champ dynamique, une force diffuse qui, en arrière-plan énergique, crée, oriente et transforme les situations et les personnages.

 

Dans les romans de Balzac et de Flaubert, les personnages se donnent au lecteur par et à travers leur projection dans l'avenir désiré, ils doivent leur consistance aussi bien à leurs tentatives de réaliser des objectifs qu'aux rêves et illusions qu'ils opposent au réel. Les personnages de Zola, par contre, sont constamment tournés vers eux-mêmes. Ils perdent beaucoup d'énergie, non pas en rêvant, mais en essayant de contenir et de canaliser leurs "sécrétions" psycho-physiologiques. Les rêves qu'il leur arrive de produire sont toujours à. dépenser, pour ainsi dire, sur place. Les projections dans l'avenir par le rêve, les perceptions biaisées de la réalité et les jugements erronés qu'on porte sur soi et sur les choses, sont présents, chez Flaubert, en tant que causes de l'échec des entreprises des personnages. Chez Zola, ces facteurs sont présentés comme des conséquences de la surdétermination psycho-physique qui les englobe et les dépasse.

 

L'oeuvre de Zola ne vise pas à faire preuve d'une puissance artistique, mais à l'utilisation systématique de l'art en vue de démontrer10la validité d'un présupposé philosophique. Sans doute, cela rend-il son imitation à la fois complexe, difficile et problématique. Car elle suppose la volonté d'une double adhésion : à l'art et à la théorie sous-tendant cet art. Mais revenons maintenant à Mahfouz pour voir s'il a essayé d'intégrer l'hypothèse naturaliste et, si oui, comment.

 

Faut-il, pour commencer, comme l'ont fait certaines études traitant de l'oeuvre de Mahfouz11, souligner le fait que celui-ci .a écrit trois romans organisés en trilogie et considérer cet emprunt de l'idée de trilogie comme étant déjà par lui-même une marque d'influence subie? Ce serait, à notre avis, avancer une conclusion simple et facile, mais qui risque d'être trompeuse. Car, comme nous le conseillent les auteurs de Qu'est-ce que la littérature comparée? 12, pour étudier convenablement les phénomènes d'influence, surtout quand ceux-ci sont directement liés aux formes littéraires, il faut tenir sérieusement compte de "l'esthétique dominante" de l'époque où l'influence est censée s'exercer, afin de pouvoir vérifier par la suite s'il s'agit d'une véritable influence ou s'il s'agit uniquement d'une adhésion à "l'esthétique dominante" de l'époque, devenue impersonnelle, anonyme et accessible à tous les auteurs du monde. Il s'avère ainsi que le choix d'une forme de composition présente un phénomène à la fois complexe et contingent, et donc peu sûr comme fait permettant d'affirmer l'existence incontestable d'une influence ou d'une imitation. Pour éviter de fonder ses hypothèses et ses conclusions sur des paramètres difficiles à contrôler, le comparatiste doit, à notre avis, emprunter une piste de raisonnement radicale, celle qui le mènera à privilégier le questionnement direct des oeuvres dans leur fonctionnement textuel. C'est cette piste d'analyse que nous empruntons ici.

 

En 1947, N. Mahfouz publie Zuqâq al-midaq13, roman d'une réalité sordide. Il s'agit d'une impasse, presque coupée du reste de la ville, avec son café, sa boulangerie et surtout ses habitants qui sont tous marqués par l'ambiance qui y règne. L'impasse du Mortier n'est pas un lieu de vie, mais un recoin d'exil où tout, même le coucher du soleil, paraît dégénéré :"Le coucher du soleil s'annonçait et l'impasse du Mortier s'enveloppait d'un voile brunâtre, rendu plus sombre encore par le fait qu'elle était resserrée entre trois parois, comme au fond d'une nasse." Telle est la première phrase de ce roman.

 

Mais l'originalité de Zuqâq al-midaqq réside, pensons-nous, surtout dans la présence physique des personnages qui, en tant que relief éloquent d'un milieu de vie problématique, incarnent à la fois l'action et les limites que le milieu immobiliste impose à celle-ci. C'est donc essentiellement à travers ces personnages que nous essaierons de localiser les traces de l'hypothèse naturaliste, éventuellement empruntée et assimilée. Car, c'est dans le processus de création des personnages et leur dotation d'une structure de prédicabilité, c'est-à-dire d'une capacité de vision et de signification14, que nous pouvons déceler à la fois la méthode artistique de l'écrivain et ses visées au plan de la construction d'un monde de fiction.

Nous avons dit, plus haut, que l'hypothèse naturaliste joue, chez Zola, le rôle d'une action esthétique structurante, constituant un champ de forces dynamique, une sorte d'intelligence implicite qui donne à l'oeuvre sa qualité de vision du monde spécifique. Chez Mahfouz, dans Passage des miracles, les composantes de cette hypothèse sont déployées à l'état de fragmentation. Les facteurs de l'hérédité et l'influence du milieu sont utili­sés séparément et à des profondeurs différentes. De ce fait, ils ont subi une transformation et une mobilité fonctionnelles. Considérons l'élément héré­dité.

 

Chez Mahfouz, le discours sur l'hérédité est pris en charge par les personnages. Ceux-ci sont, dans Passage des miracles, toujours les mêmes : le cafetier, sa femme et son fils. Le cafetier reproche à sa femme de transmettre à son fils un tempérament marqué de frivolité et de folie :"Sans ta folie congénitale, ton fils ne serait jamais devenu fou ..."15. Ou encore, dans une situation semblable à la première :"...Tous, tant que vous êtes, vous êtes de la race des démons, vous méritez le cuir des fouets et le tourment du feu. Que veux-tu donc, toi dont vient tout le mal ?"16.

 

Comme nous pouvons le voir ici, c'est un personnage du récit qui fait allusion au facteur de l'hérédité, l'établit sous la forme d'une causalité explicative et, comme pour montrer que cette construction causale fait partie de son domaine de compétence, il l'intègre dans un ensemble d'énoncés à visée argumentative. C'est sur cette inversion du système des vraisemblances opérée dans les romans de Mahfouz qu'il faut insister ici, en montrant comment la vision naturaliste du monde, avec l'univers de croyances qui la sous-tend, sont devenus, dans les textes de Mahfouz, un héritage, un patrimoine de connaissances accessible aux personnages eux-mêmes et utilisables par eux.

 

Dans l'oeuvre de Zola, le discours sur l'hérédité s'exerce sous la forme de réflexions, de déductions et de conclusions conduites par le narrateur, en rendant compte des personnages, de leurs comportements dans un monde qu'ils subissent sans avoir la moindre notion des séries de causalités qui le commande. Dans La bête humaine, par exemple, Jacques Lantier sent le besoin de tuer, le désir de voir le sang couler l'envahit, mais il ne sait pas, il ne peut pas savoir l'origine de ce sentiment, car, et c'est là que réside la différence entre Zola et Mahfouz, le besoin de tuer n'est ici que la manifestation d'un symptôme qui s'inscrit dans le champ dynamique et mouvant de l'hérédité. Ce champ constitue le domaine de connaissance exclusif du narrateur qui dit à propos de Jacques Lantier :"Depuis qu'il avait quitté la chambre, avec ce couteau, ce n'est plus lui qui agissait, mais l'autre, celui qu'il avait senti si fréquemment s'agiter au fond de son être, cet inconnu venu de très loin, brûlé de soif héréditaire de meurtre. Il avait tué jadis, il voulait tuer encore"17.

 

Le narrateur profite ici de l'occasion pour faire accéder le lecteur au système de vraisemblances qu'il applique à l'univers du récit. Or, comme nous allons le voir, le fait que, dans Passage des miracles de Mahfouz, le discours sur l'hérédité est pris en charge par les personnages eux-mêmes, directement, cela signifie que le point de vue naturaliste a réalisé ici une certaine mobilité de fonction, mobilité qui fait que le principe d'hérédité n'a plus le statut d'une donnée hypothétique, une sorte d'orientation épistémologique, comme chez Zola, il est devenu un contenu de connaissance fini, substantiellement utilisable par les personnages.

 

Cette transformation de la fonction esthétique de la descendance dans l'oeuvre de Mahfouz est due à ceci que, d'une part, le problème de l'hérédité n'est pas thématisé par lui en tant que formant une partie intégrante, comme chez Zola, d'une "dominante esthétique"18 "totale et totalisante, c'est-à-dire en tant que stratégie systématisée, mais seulement dans le sens d'une visée stylistique de surface, celle qui consiste à ren­voyer, à travers des citations, des parodies ou des "clichés"19, à un corpus de textes historiquement reconnus; d'autre part, le désir de doter son écriture d'une parenté littéraire, tout en assurant à ses textes l'autonomie nécessaire, conduit Mahfouz à déplacer l'hypothèse naturaliste de la sphère du seul narrateur, en tant que maître du récit, à celle des personnages, en en faisant par là même un procédé d'apprentissage et de communication.

 

  C'est dire que, à partir d'une image du monde, les personnages sont à même maintenant de se forger une orientation dans le monde. Le didactisme qui, nous le verrons, est chez Zola tourné vers le lecteur, à travers le narrateur, devient, avec Mahfouz, un moyen pragmatique utilisé par les personnages comme un procédé d'intercompréhension possible.

 

C'est ainsi que nous voyons, dans Passage des miracles, le personnage Abbâss al-Hélou décider d'amener une jeune fille au jardin zoologique pour voir les singes. Et, voulant expliquer sa décision à son ami qui semble s'étonner, il ajoute :"Je parie que tu te demandes : pourquoi les singes ? Et cette question est bien naturelle de la part d'un homme comme toi qui n'a jamais vu d'autres singes que celui du montreur de singes. Mais sache, espèce d'âne, qu'au jardin zoologique les singes vivent en bandes dans des cages et qu'ils ressemblent beaucoup à l'homme par leurs formes ainsi que par leurs mauvaises manières. Tu les vois se faire la cour et se bagarrer en public. Si je conduis la jeune fille là-bas, cela facilitera les choses"20. Nous avons là une vision darwiniste, ou du moins évolutionniste, des choses du monde. Cependant, cette vision est prise en charge ici sur le mode du paraître naïf qui caractérise un personnage déterminé, et non pas, comme chez Zola, en tant que philosophie consciente d'elle-même, traversant l'oeuvre tout entière, soumettant les personnages et leurs actions à une seule image du monde, celle qui renvoie à la vie comme "combat pour l'existence, les maigres mangeant les gras, le peuple fort dévorant la blême bourgeoisie"21.

 

    Il faut attirer l'attention ici sur quelque chose qui va dans le sens de l'inversion du système naturaliste, à savoir que dans le discours sur les singes, le personnage du Passage des miracles ne se contente pas d'actualiser l'hypothèse évolutionniste relative à la relation singe-homme, comme on la trouve chez Darwin, il se l'approprie et la met en oeuvre, à titre, pour ainsi dire, de procédé heuristique, dans ses rapports de communication avec les autres. Cela veut dire que les composantes théoriques de l'hypothèse naturaliste ont subi, dans les textes de Mahfouz, une mobilité d'ordre épistémique : le modèle darwiniste n'est plus l'apanage du texte, se développant à l'insu et comme derrière le dos des personnages, ce modèle, répétons-le, fait désormais partie intégrante du système de croyances de ces derniers, de telle manière qu'ils peuvent, à tout moment, le mobiliser et l'utiliser.

 

    Considérons, à ce propos, Kamal, le héros du Palais du désir (Qasr al-Chawq), et Pascal, le personnage médecin de La Fortune des Rougon, en comparant leurs "physionomies intellectuelles"22. Ces deux personnages paraissent, à première vue, bénéficier de structures cognitives identiques : ils sont tous présentés comme croyant à un système d'idées prétendant expliquer le fonctionnement du monde. D'une part, il est dit dans La Fortune des Rougon que lorsque le docteur Pascal s'est trouvé un soir dans le salon jaune, avec la petite société des bourgeois, "Il regarda avec l'intérêt d'un naturaliste leurs masques figés dans une grimace, où il retrouvait leurs occupations et leurs appétits; il écouta leurs bavardages vides, comme il aurait cherché à surprendre les sens du miaulement d'un chat ou de l'aboiement d'un chien. A l'époque, il s'occupait beaucoup d'histoire naturelle comparée, ramenant à la race humaine les observations qu'il lui était permis de faire sur la façon dont l'hérédité se comporte chez les animaux"23

 

Il faut remarquer que cette compétence que le texte confère ici à son personnage n'appartient pas à celui-ci comme un élément constitutif de son horizon d'action et de perception, un horizon qui serait distinct et indépendant de la stratégie globale du texte. Il s'agit tout simplement d'une configuration que le texte, à un point donné de son développement et en fonction de ses besoins de signification du moment, prête à un personnage afin qu'il puisse à travers lui agir sur tout l'univers du récit.

 

          Le docteur Pascal paraît posséder et maîtriser un domaine de connaissance scientifique, en l'occurrence celui de l'histoire naturelle. Cependant il est légitime de se demander si cette connaissance n'est pas elle-même atteinte par la pathologie qu'elle essaie d'élucider, puisque l'attitude du docteur Pascal à l'égard de la petite société du salon jaune se révèle incapable d'être autre chose qu'une conduite symptomatique24 du monde problématique construit par le texte du roman. Ainsi les textes de Zola sont caractérisés par ce que l'on peut appeler un homocentrisme sémiotique : en ce sens que tous les événements auxquels les personnages se trouvent mêlés, ne représentent jamais des choses que ceux-ci font, par une décision autonome et réfléchie, mais seulement des choses qui leur arrivent, qui les enveloppent et les entraînent dans le tourbillon d'un mouvement qui avait commencé avant eux et sans eux.

 

Dans Palais du désir, le personnage croit, lui aussi, au darwinisme. Cependant, il est très significatif qu'il ne se contente pas d'y croire, il a su aussi s'improviser journaliste pour écrire des articles de vulgarisation scientifique. Le terme "vulgarisation" que nous utilisons ici veut dire ceci : si Kamal ne se contente pas de s'intéresser au système explicatif de Darwin, c'est qu'il est capable, dans l'espace qui lui est aménagé dans le roman, d'adopter à l'égard de ses domaines de connaissance la position de l'observateur extérieur, c'est-à-dire de celui qui peut les distancier et en évaluer l'utilité à la fois pratique et théorique. C'est ainsi que pour répondre à son père, qui l'accuse de vouloir faire de la propagande en faveur d'une théorie allant à l'encontre de la foi religieuse, Kamal précise :"J'explique simplement cette théorie pour que le lecteur s'y initie, pas pour qu'il y croie..."25.

 

 Si l'on rend compte en outre de la manière dont Kamal adhère au darwinisme, tente de l'expliquer et de le défendre au cours de ses discussions avec les autres personnages26, on remarquera que loin d'être tout simplement le moyen par lequel le texte instrumentalise son personnage et impose à travers lui son point de vue, comme c'est le cas pour Zola27, cette adhésion constitue pour ce personnage un enjeu très personnel, puisqu'elle est vécue par lui comme un moment de crise morale, comme un moment douloureux de prise de conscience, où il y va aussi bien de son identité que de l'équilibre de ses rapports avec les autres28.

 

Nous découvrons ainsi que, d'une part, les idées darwinistes ne constituent plus, comme dans les romans de Zola, un système transcendant, s'imposant aux personnages et coïncidant avec la perspective du texte, elles ne représentent plus ici qu'un simple point de vue adopté à titre de choix par un personnage, et, d'autre part, ce point de vue, du fait même qu'il n'est plus celui du texte dans sa totalité, est devenu quelconque, particulier, divers, ayant sans cesse besoin de se défendre par ses arguments spécifiques. Nous avons là, pensons-nous, l'élément décisif qui distingue Mahfouz dans son traitement de l'hypothèse naturaliste : ses personnages sont pourvus de l'énergie sémiotique suffisante leur permettant de se détacher du système qui les enserre, en créant une zone d'autoréflexion et d'auto-interprétation.

 

On dirait que Mahfouz n'a pris dans l'hypothèse naturaliste que ce dont il avait besoin, le strict nécessaire pour donner à son écriture une filiation le rattachant à un courant littéraire connu et consacré, tout en essayant de s'en distinguer par le biais d'une modification du système combinatoire des thèmes et procédés. Dans l'oeuvre de Zola, les éléments naturalistes déployés ne constituent pas seulement un détail, un artifice artistique, au contraire, ils remplissent la fonction de ce que Tomachevski appelle des "motifs associés", c'est-à-dire des éléments informationnels et événementiels que l'on ne "peut écarter sans déroger à la succession chronologique des événements"29 du roman. Le lecteur de La bête humaine, par exemple, ne pourrait comprendre le désir de tuer que nourrit Jacques Lantier s'il n'avait pas appris, çà et là, à travers le texte, que ce désir est la conséquence "naturelle" d'une fatalité héréditaire, "dont la sève âcre charrie les mêmes germes dans les tiges les plus lointaines ..."30.

 

La situation est notablement différente quand il s'agit de saisir, dans leur enchaînement, les actes d'un personnage de Mahfouz. Dans al-Liss wa-l-kilâb (Le voleur et les chiens)31, le héros Saïd Mahrane tue une personne par erreur, en voulant se venger de ceux qui l'ont trahi. Ce meurtre ne peut être expliqué, comme acte, par aucun autre réseau causal que celui qu'établit le déroulement des événements survenus dans l'univers du roman. Les situations de vie des personnages et les motivations qui les amènent à effectuer tel ou tel geste sont pour ainsi dire co-originaires, c'est-à-dire qu'elles sont toutes, sans exception, générées par les personnages, aux prises avec des réalités qu'ils ont eux-mêmes créées.

 

      Cette distance que Mahfouz prend par rapport à l'hypothèse naturaliste apparaît encore plus accentuée à travers l'usage qu'il fait de l'influence du milieu comme procédé de caractérisation des personnages.

 

           Dans certains romans de Zola, l'influence du milieu est traduite sous la forme d'un processus au cours duquel des personnages subissent une transmutation physique, les conduisant à manifester, progressivement, une certaine ressemblance au milieu avec lequel ils se trouvent en contact permanent. L'exemple le plus significatif est donné par la façon dont est décrit l'enfant Marjolin dans Le Ventre de Paris : ayant grandi et toujours vécu parmi la volaille, il est comme contaminé, et "ses joues, ses mains, son cou puissant au poil roussâtre ont la chair fine des dindes superbes et la rondeur du ventre des oies grasses"32. Ce seul exemple nous suffit pour voir comment Zola conçoit l'influence des cadres de vie. En réalité, il ne s'agit pas seulement d'une influence, mais d'un phénomène d'interpénétration à travers lequel le roman vient à toucher à un fantastique poétique.

 

Chez Mahfouz, l'intention est peut-être la même, mais elle est tempérée, comme nous allons le voir, par l'interférence d'un autre élément. Et on pourrait dire que si l'influence du milieu acquiert sous la plume de Zola une poéticité organique, elle prend chez Mahfouz une allure pour ainsi dire mécanique, ainsi que cela apparaît dans la présentation du faiseur d'infirmes Zayta : "Un corps maigre et noir et une galabieh noire. Rien que du noir sur le noir, à l'exception des deux fissures où le blanc des yeux brillait d'une lueur inquiétante. Zayta n'était pourtant pas un nègre, mais un authentique Egyptien à la peau naturellement cuivrée. Mais la crasse accumulée par les ans, agglomérée par la sueur, avait fini par former sur son corps une épaisse couche noirâtre. De même sa galabieh n'était pas noire à l'origine. Mais tout, dans ce taudis, finissait par virer au noir"33.

 

Dans l'oeuvre de Zola, la thématisation du milieu vivant entre dans le cadre de l'élucidation d'une causalité quasi cosmique. Le milieu prend parfois chez lui la posture d'un personnage qui investit les autres personnages humains, en les marquant de ses couleurs, ses odeurs et ses formes. Dans le passage que nous venons de citer, par contre, Mahfouz utilise l'action du milieu, mais il la fait obéir à la technique romanesque de caractérisation des personnages34. Le taudis agit sur l'aspect physique de Zayta, mais c'est une action qui s'exerce dans des conditions dont les causes ne sont aucunement liées à un quelconque déterminisme bio-physique, elles ont trait à des facteurs socio-économiques explicites susceptibles de changement. C'est là, à notre avis, que la perspective de Mahfouz se distingue définitivement du naturalisme pur au profit d'un réalisme de la désespérance assumée et exploitée : Zayta, ce faiseur d'infirmes crasseux, vivant dans des conditions presque animales, ne perçoit pas et ne considère pas sa situation comme lamentable, au contraire, il a la certitude que sa venue au monde est un cadeau de la vie :

 

"Ma naissance fut faste et bénie. Car mes parents étaient mendiants professionnels ... Quand je leur fus donné, ils purent se passer des enfants des autres et connurent par moi une grande joie"35.

 

Il faut constater ici un déplacement du point de vue narratif. Le personnage Zayta n'est plus décrit de l'extérieur, il a pris lui-même la parole pour se présenter et raconter sa vie avec son propre accent. Ce qui compte, semble-t-il, pour l'esprit du récit, ce n'est pas l'information qu'il peut donner sur Zayta, mais la façon dont celui-ci va l'exprimer lui-même, avec sa propre voix, sa propre verve, et surtout avec sa propre manière de se juger lui-même dans le monde.

 

Ecoutons encore ce qu'il dit éloquemment de sa biographie :

"Ah! Les souvenirs de mon enfance heureuse! Je me souviens de ma place dans la rue. Je me traînais à quatre pattes jusqu'au bord du trottoir. Il y avait là un trou où stagnait l'eau de pluie, l'eau d'arrosage, ou l'urine d'une bête de somme. La boue s'accumulait au fond et les mouches bourdonnaient à la surface, tandis que sur les bords s'entassaient les déchets de la rue. Ce spectacle était fascinant. Des détritus de diverses couleurs s'entassaient à cet endroit : les peaux de tomates, des débris de persil, de la terre et de la boue. Les mouches voletaient tout autour. Je levais les paupières accablées de mouches et je laissais errer mon regard sur ce spectacle merveilleux : le monde n'était pas assez grand pour contenir ma joie"36.

 

Les paysages nauséabonds des coins de rues et des bords de trottoirs deviennent un paysage champêtre digne d'exclamations romantiques. Cette inversion de l'ordre des valeurs, cet auto-avilissement cynique, font de Zayta un personnage "picaresque" qui, étant "vil, s'avilit encore par sa manière de vivre"37, tout en le sachant et en le disant. Cependant, si ce picaresque éloigne complètement Mahfouz de l'hypothèse naturaliste, il le rattache par contre - peut-être par recherche d'authenticité - au genre littéraire de la Maqâma (Séance). Les personnages de ce genre littéraire, qui avait fait fortune au courant du XIème siècle, représentent plus souvent, comme on le sait38, des cas sociaux, prêts à tous les métiers, s'adaptant facilement et sans complexes moraux, à toutes les situations. Trois personnages de Passage des miracles, le cafetier pédéraste, le dentiste et Zayta, sont davantage des figures maqamesques que des sujets d'action d'un roman naturaliste. C'est sans doute pour cette raison que l'auteur ne les a pas intégrés en tant que personnages porteurs d'action susceptibles d'influer sur le cours des événements du récit, mais uniquement comme décor moyenâgeux destiné à accentuer les contradictions existant entre les différents secteurs d'une société en train de s'éveiller elle-même.


 

[1]Magazine Littéraire, n° 251, mars 1988.

[2]. Par exemple Raja" al-NAQQACH : Udabâ' mu'âsirun ( Auteurs contemporains), Le Caire, Dâr al-Hilâl, 1971.

[3]. Bencheikh, J-E, « De l’imitation à la création : les littératures de langue arabe et l’occident », in Actes du VIe congrès de l’A .I.L.C. ( Bordeaux), 1970), Stuttgart, Kunst Wissen, Erich Bieber, 1975, 120.

[4]. Ibid, p. 118. Nous trouvons le même point de vue, cité à l'appui par Bencheikh, chez A. Laroui selon qui "pour retrouver le réel, dans cette littérature, il faut passer nécessairement par la médiation du modèle de référence", L'idéologie arabe contemporaine, Paris, Maspéro, 1967, p. 193.

[5]. Il s'agit de ce que G. Genette appelle à juste titre "critique paradigmatique" : "En ce sens que les occurrences, c'est-à-dire les auteurs et les oeuvres, y figurent encore, mais seulement à titre de cas ou d'exemple de phénomènes littéraires qui les dépas­sent et auxquels ils servent pour ainsi dire d'index", "Raisons de la critique pure", in Les chemins actuels de la critique, Paris, Plon, 1967, p. 237.

 

[6]. JAUSS H. R. :"Réception esthétique et communication littéraire", Critique, n° 413 (octobre 1981) p. 123.

[7] . LOTMAN Iouri: La structure du texte artistique, Paris, Gallimard, 1973, p. 39.

[8].  Zola, E., « Notes générales sur la structure de l’œuvre », in La Fortune des Rougon, (édition H. Mittérand), Paris, Gallimard (Folio), 1981, p.410.

[9]. DE FARIA, Neida : Structure et unité dans les Rougon-Maquart, Paris, 1977, p.42-43; aussi RAIMOND M. : Le roman depuis la Révolution, Paris, Armand Colin (1967), 3e éd. 1978, p. 112.

 

[10].  Robert, Guy, Emile zola. Principes et caractères de son œuvre, Paris, les Belles Lettres, 1952, p. 42.

[11]. Notamment, pour ne citer que les études parues en français, Chehata, Abdelmoneim :"Les influences étrangères sur la trilogie de Mahfouz", Arabica, XX1I/1975; El-Beheiri Kawzar Abdel-Salam : Les influences de laLittérature française sur le roman arabe, Sherbrooke, Naaman,  1980; Chehayed Jamal La conscience historique dans les Rougon-Maquart d'Emile Zola et dans les romans de Naguib Mahfouz Damas, Editions Universitaires, 1983.

[12] . Brunel P., Pichois CI., Rousseau R.M. : Qu'est-ce que la littérature comparée ?, Paris, Armand Colin, 1983, p. 58. Aussi Pichois Cl. :"Littérature comparée et histoire littéraire nationale : le cas de la France", in Actes du IVème Congrès de l'A. I.L.C. (Fribourg, 1964), The Hague-Paris, Mouton, 1966, p. 359.

 

[13]. Le Caire, Librairie Misr, 9ème éd., 1987. Traduction française sous le titre Passage des miracles, Paris, Sindbad, 1970, 2ème éd. 1983.

[14]HAmon, Ph. :"Pour un statut sémiologique du personnage", in  R. Barthes et al. : Poétique du récit, Paris, Seuil, 1977 (coll. Points).

 

[15]Passage des miracles, p. 131.

[16].  Id., p. 233.

[17]La Bête humaine, in Les Rougon Marquart, Paris, Seuil, T.5, p. 658.

[18]. BAKhtine, Mikhaïl : La poétique de Dostoïevski, Paris, Seuil, 1970, p. 86.

 

[19]. Riffaterre Michael : Essais de stylistique structurale, Paris, Flammarion, 1971, p. 162.

 

[20]. Passage, p. 48.

[21]Germinal, in Les Rougon Maquart, t. 4, p. 514.

[22]. Nous empruntons cette expression à G. LUKACS : Problèmes du réalisme, Paris, L'Arche, 1975, surtout p. 84-129.

 

[23]. la Fortune des Rougon, Paris, Gallimard (Folio), 1981, p. 129.

[24]Tous les personnages de Zola sont souvent réduits à des rôles qui en font, eux et leur   discours, de simples symptômes. L'occasion ne leur est jamais donnée de produire un excédent de sens à travers ce qu'ils font ou ce qu'ils disent, et leurs destins reviennent ' toujours à coïncider avec le dessein du texte. Comme l'écrit Ph. Hamon, "il serait intéressant d'expliquer pourquoi les personnages de Zola parlent si peu directement, ce qui serait pourtant un élément essentiel de réalisme. Quand ils parlent, c'est toujours par monosyllabes, exclamations, par clichés, par stéréotypes (latin du curé, clichés du bourgeois, argots techniques, formules toutes faites, etc...), Ph. HAMON :"Qu'est-ce qu'une description ?", Poétique, 3 (1972) p. 472, note.

[25]. Le Palais du désir, Paris, Lattès, 1987, p.380.

[26]. Ibid., 376 et sv.

 

[27]L'attitude du docteur Pascal devant la tante Dide, devenue folle, est à ce propos très révélatrice de ce que nous avons appelé plus haut homocentrisme sémiotique : "Pascal fixait d'un regard pénétrant la folle, son père, son oncle; l'égoïsme du savant l'emportait; il étudiait cette mère et ses fils, avec l'attention d'un naturaliste surprenant les métamorphoses d'un insecte ... Il crut entrevoir un instant, comme au milieu d'un éclair, l'avenir des Rougon-Maquart, une meute d'appétits lâchés et assouvis, dans un flamboiement d'or et de sang", La Fortune des Rougon, 366. Ce que nous lisons ici ne nous renseigne en rien sur le personnage lui-même; nous ne pouvons pas dire que chaque fois que Pascal agit ou parle, il nous permet de connaître un peu plus ce qui est sa vision du inonde à lui, son idéologie, sa philosophie, indépendamment de l'orientation générale du texte.

 

[28]. "La veille, Kamal avait mené un combat acharné contre lui-même, sa foi et son Dieu. Il en était sorti l'âme et le corps vidés. Or, voici qu'aujourd'hui il lui fallait livrer bataille contre son père! Mais, s'il disputé le premier round torturé, brûlant de fièvre ..., il abordait le second tremblant de peur", Palais du désir, 379.

[29]. B. Tomachevski, «  Thématique », in Théorie de la littérature, textes des formalistes russes, Paris, Seuil, 1965 p. 27.

[30]. La Fortune des Rougon, 366. Comme nous le suggère G. Deleuze, le phénomène hé­réditaire n'est pas un facteur simple mais double :"Il y a donc chez Zola deux cycles inégaux coexistants, qui interfèrent l'un l'autre : la petite et la grande hérédité, une petite hérédité historique et une grande hérédité épique, une hérédité somatique et une hérédité germinale, une hérédité des instincts et une hérédité de la fêlure", G. DELEUZE : "Zola et la fêlure", in, du même, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 376.

[31]. Le Caire, Librairie Misr, 1961.

 

[32]. Le Ventre de Paris, in Les Rougon Maquart, T1, p.481.

[33]. Passage des miracles, 70-71.

[34].  Il est un fait qui doit nous intéresser ici, à avoir la place donnée à la technique de description chez Mahfouz et Zola. Tandis que dans l'oeuvre de ce dernier la technique descriptive est omniprésente (comme l'a bien montré Ph. Hamon dans son étude "Qu'est-ce qu'une description?", Poétique., 3 (1972) passim), dans les romans de Mahfouz, comme l'a fait justement remarquer A. Miquel ("La technique du roman chez Naguib Mahfouz", Arabica, X/1 (1963) p. 77 et sv.), cette technique est utilisée de manière très limitée, et non sans une certaine réticence. Cela peut être expliqué par le fait que, si Zola donne une très grande importance à la description, c'est parce qu'il n'a que cette marque esthétique comme moyen sûr pour ancrer ses textes dans une orientation réaliste; et si Mahfouz, de son côté, semble ne pas juger l'usage massif de la description comme une chose indispensable à ses textes, c'est sans doute parce qu'il peut compter sur la configuration de ses personnages pour remplir la fonction démonstratrice du réalisme.

[35]. Passage des miracles, 149.

 

[36]. Ibid. pp. 149-150.

[37]. PETIT Jacques :"Permanence et renouveau du picaresque", in Propositions et opposition sur le roman contemporain, (Colloque Strasbourg 1970), Paris, Klincksieck, 1971, p. 49.

 

[38]. Kilito A.: Les séances, Paris, Sindbad, 1983.