LECTURES

 

    Malek Chebel, Traité du raffinement, Paris, Payot, 1999, 351pages.

        Par Salah NATIJ

 

Le Traité du raffinement que Malek Chebel vient de publier aux éditions Payot est un ouvrage très important. Important non seulement par la quantité d'informations qu'il propose au lecteur, mais aussi et surtout parce qu'à une époque où la culture arabe, la civilisation et la pensée arabes sont ternies et éclipsées par les questions que leur pose une actualité dominée par les nouvelles dramatiques, les thèmes présentés et traités dans ce livre sont de nature à permettre à chacun de se faire une idée riche et exacte de la manière dont l'homme arabe conçoit et vit la culture, comment l'idéal du raffinement est poursuivi et assumé par lui comme une exigence d'excellence et de perfection.

En effet, la culture arabe est de nos jours constamment interpellée, partout mise en demeure, de telle sorte qu'elle ne peut plus parler d'elle-même autrement qu'en se posant comme un problème. C'est dire que sont extrêmement rares pour elle les occasions de s'affirmer, de dire positivement à la fois comment elle entend participer à l'amélioration de la situation culturelle de l'humanité et de quelle manière elle veut contribuer à la construction d'un monde meilleur. Et c'est pour cela que nous disons que l'ouvrage de Chebel est important : sa lecture permet de comprendre que la civilisation arabe est née et s'est élaborée en étant animée par trois soucis fondamentaux : un souci de recherche de l'originalité et de l'authenticité personnelles, c'est-à-dire le raffinement au sens strict de la Zaráfa ; un souci d'excellence et de perfectionnement dans la culture profane, c'est-à-dire l'adab ; et, enfin, un souci d'humanisme total, souci que nous trouvons exprimé et affirmé sous la forme d'une exigence à travers le concept de la muru'a arabe, c'est-à-dire la volonté de respect de la dignité et de la liberté de la personne humaine. Ces trois soucis sont inscrits dans la culture arabe classique de telle manière qu'ils y constituent trois éléments indissociables, inséparables. Car la zarfa, la volonté de raffinement, cela veut dire en même temps une volonté de culture et d'humanisme.

Dans le livre intitulé Kitab al Muwashsha d'al-Washsha' (mort en 936), auquel Chebel consacre quelques pages, nous trouvons la définition suivante de l'univers du raffinement (zarâfa) : « Il n' y a pas de vraie culture (adab)s'il n'y a pas d'abord une conception humaniste de soi et des autres (Muru'a) ; et personne ne peut acquérir cette conception humaniste s'il n'a pas déjà un sens profond du raffinement (zarafa) ; et il ne peut y avoir de raffinement véritable sans une volonté totale de culture (adab) » .

Remarquons de quelle manière, dans cette définition, les trois concepts clefs de la pensée arabe classique (culture, humanisme et raffinement) sont placés dans un réseau d'interdépendance et d'inter-conditionnement. Or, ce qui est affirmé et signifié dans cette définition, c'est que lorsque l'on considère chacun des concepts mis en jeu, les deux autres ne sont pas posés comme étant seulement requis, mais surtout en tant qu'ils sont déjà acquis. C'est dire que chacun des trois concepts est conçu comme constituant par lui-même et en lui-même une volonté totale de culture. Remarquons aussi comment, dans cette définition, le système de culture régi par l'idéal de l'adab prend toutes les précautions nécessaires pour prévenir, démasquer et dénoncer d'avance toutes les formes d'impostures qui sont susceptibles de se manifester, et ce en établissant une distinction nette et précise entre le raffinement véritable et authentique et le raffinement emprunté et feint. Et ce n'est pas un hasard si la langue arabe a pris soin d'indiquer cette différence en mettant à notre disposition deux mots distincts nous permettant de voir clair et de bien juger : d'une part, nous avons le terme Ãarîf, qui désigne la figure du Raffiné en tant que héros de la culture et de la civilisation (adab), d'autre part, nous trouvons le mot mutazarrif, qui renvoie à un type de personnage, une sorte de parasite, qui s'adonne au raffinement dans sa configuration superficielle sans en supporter toutes les finalités et les portées philosophiques profondes.

Tout cela semble signifier que pour bien saisir et définir le rôle et la place du raffinement dans l'horizon de la culture arabe classique, deux conditions méthodologiques fondamentales doivent être remplies : d'une part, la zarafa, comme institution, comme vision du monde et comme pratique, doit obligatoirement être située dans le cadre général du système de l'adab ; d'autre part, il est indispensable de distinguer dans le mode d'être du raffinement entre l'esprit ou, si l'on veut, la vision profonde, et le rituel, c'est-à-dire le complexe de gestes et de comportements cérémoniels censés faire partie de l'exercice du raffinement.

   D'ailleurs, le seul reproche que nous ferons ici à la perspective adoptée par Malek Chebel dans son ouvrage est celui de n'avoir pas, à notre avis, bien respecté les deux conditions méthodologiques que nous venons de signaler. Deux conséquences à cela, que le lecteur peut facilement observer à deux niveaux.

Premièrement, Chebel a tenu insuffisamment compte, voire négligé, la dimension humaniste mise en jeu dans le désir de raffinement. C'est ainsi qu'il a été amené à parler du zarif dans le deuxième chapitre intitulé « Portrait du raffiné », non pas en termes de héros humaniste de la culture de l'adab, mais en le présentant comme étant tout simplement « le maître des apparences ». Du même coup, la qualité de la muru'a, que al-Washsha' considère, nous l'avons vu, comme une des composantes principales de la personnalité du raffiné, se trouve chez Chebel négligée au profit de celle de la futuwwa, concept dont l’apparition fut tardive et qui ne peut avoir en aucune manière une signification humaniste.

Deuxièmement, le manque de rigueur et d'exigence dans la distinction entre esprit et rituel dans le mode d'être du raffinement conduit Chebel à situer le moment de décadence du raffinement au XIIIe siècle, c'est-à-dire seulement au temps des Mamelouks : «dès le XIIIe siècle, écrit-il, l'ensemble des conduites constituant le coeur du raffinement, à savoir la liberté, l'inventivité comportementale et une certaine autodérision faite de paradoxe et d'excès, subit de plein fouet l'étroitesse de vue d'une frange de théologiens réactionnaires et fondamentalistes »(p.48). Or, si l'on considère l'esprit du raffinement, et non pas uniquement ses rituels et ses conduites caractéristiques, c'est-à-dire si l'on retient comme critère de jugement non pas la maîtrise des apparences, mais la volonté d'incarner l'humanisme et la capacité de promouvoir la culture de l'adab, force est de constater que le moment de décadence du raffinement commence non pas seulement au XIIIe siècle, mais bien plus tôt, c'est-à-dire à l'époque de la domination des Bouayhides. Dès cette époque, en effet, nous assistons tout à la fois à la destruction systématique de l'espace public et à l'engloutissement de l'individualité créatrice par et dans l'espace du pouvoir politique, à savoir le palais. En même temps, nous constatons à cette époque la suprématie et le triomphe progressifs de la figure du Kâtib (le secrétaire) sur l'homme cultivé, libre et indépendant (le adib), et donc à la fonctionnarisation massive des travailleurs intellectuels et à leur intégration dans le champ de l'action politique. Une lecture de quelques ouvrages d’Abý Ïayyàn al-Tawhidi, par exemple, pourrait nous permettre de voir comment la zarâfa n'était plus vécue ni comme un projet de recherche de l'authenticité personnelle, ni comme une entreprise éducative d'amélioration de la formation esthético-éthique de l'homme, mais uniquement comme une stratégie de publicité, une conduite animée par un désir de coquetterie et de séduction. A cette époque déjà, la conversation a cessé d'être un art, un espace de sociabilité et une expérience intégrale de la culture, pour devenir une sorte de commérage. Que dire encore de l'époque des Mamelouks, sinon que le raffinement s'y est vu  se réduire à une simple affaire de Hammam, perdant ainsi définitivement ses deux composantes primordiales, à savoir la volonté de culture et l'esprit humaniste. Or, sans ces deux composantes, le raffinement est condamné à n'être pratiqué et vécu que comme une espèce d'esthétisme snob et borné.

Pour finir, rappelons encore une fois ce que nous avons dit sur l'importance que revêt pour nous l'apparition de cet ouvrage de Chebel : par-delà les quelques réserves que l'on peut faire sur certaines de ses affirmations, ce livre jouera un rôle de déclencheur quant à une réflexion sur la culture et la civilisation arabes, à la manière dont nous venons nous-mêmes de nous y essayer.

                  Salah NATIJ

 

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