En 1967, lorsque parut Mawsim al-hijra ilâ al-chamâl
( Saison de la migration vers le nord ) de Tayeb
Salih, ce fut à la fois l'étonnement et la satisfaction chez les critiques
littéraires arabes. Il y avait eu l'étonnement sans doute parce que l'on
ne croyait pas le roman arabe capable de donner naissance à une oeuvre
romanesque aussi novatrice à la fois par la tonalité imprimée au vieux
thème des relations entre Orient et Occident et par la technique narrative
mise en oeuvre. Et c'est ainsi que l'on est venu, avec raison, à voir et à
saluer en Tayeb Salih l'éclosion d'un nouveau génie du roman arabe.
Dans l'étude que nous présentons ici nous proposons une lecture
critique de Mawsim al-hijra ilâ al-chamâl, lecture à travers laquelle nous
tenterons de mettre en évidence la manière dont, dans ce roman, Tayeb
Salih a instauré une stratégie narrative lui permettant de réaliser deux
opérations quasi antinomiques et contradictoires, en les maintenant dans
un équilibre qui fait la puissance de son roman : communiquer au lecteur un
message fort et une vision du monde très claire, tout en construisant un
univers romanesque selon le principe de la polyphonie narrative. Mais
avant de tenter de montrer comment cette polyphonie narrative est
déployée, nous devons tout d'abord rappeler la structure événementielle du
roman.
Les événements que Mawsim al-hijra ilâ al-chamâl
nous présente se passent à la fois en Angleterre et dans un petit village
du Soudan. Après un long séjour en Angleterre, où il a fait des études, le
narrateur rentre chez lui dans son village natal. Il passe quelque temps à
goûter la joie de retrouver les siens et le bonheur de redécouvrir le pays
qui, implicitement comparé à l'Europe, lui inspire sécurité et profondeur
du sens des choses.
Après "deux mois de bonheur passés dans le pays", le narrateur va
faire la connaissance d'un "personnage", dont l'arrivée et l'établissement
récents dans le village intriguent jusqu'à maintenant tout le monde, au
point que les villageois le considèrent avec un égard fait d'un mélange de
respect, de suspicion et de crainte. C'est ce personnage, s'appelant
Moustafa Saïd, qui va, l'espace d'un soir, confier au narrateur du roman
le récit des expériences et des événements qu'il a vécus en Angleterre. A
travers ce récit, nous apprenons qu'à la suite d'études primaires au
Soudan, Moustafa Saïd fut envoyé au Caire pour y poursuivre des études
secondaires, puis en Angleterre pour achever ses études supérieures. En
Angleterre, Moustafa Saïd fait de brillantes études, participe à la vie
intellectuelle de Londres et, surtout, fait des conquêtes féminines. Il
lie en effet des relations avec un certain nombre de jeunes femmes
anglaises; quatre parmi ces relations se terminent par des drames :
trois des jeunes femmes, Ann Hammond, Sheilla Geanwood et Isabella
Seymour, sont mortes suicidées, et la quatrième, Jean Morris, est tuée par
Moustafa Saïd lui-même, après l'avoir épousée. Ainsi il sera jugé et
condamné à sept ans de prison. A son retour au Soudan, il s'établit,
comme simple paysan, dans un petit village où il se marie et partage la
vie des villageois. C'est dans ce village qu'il a rencontré le narrateur
de qui nous apprenons toute l'histoire.
La manière obligée dont nous venons de présenter et de résumer
l'univers événementiel de Mawsim al-hijra... risque de donner à
penser, surtout à ceux qui n'ont pas lu le roman, qu'il n'y a dans
l'espace du récit qu'un seul personnage, Moustafa Saïd. Ce préjugé est à
la fois légitime et significatif : il est significatif parce qu'il nous
permet, d'une manière très instructive, de découvrir déjà comment chaque
fois que nous réalisons le résumé du contenu d'un roman donné, nous sommes
toujours amenés à privilégier certains segments du récit au détriment
d'autres, à mettre l'accent sur certaines péripéties de la trame tout en
en laissant d'autres dans l'ombre. Nous découvrons ainsi, en y voyant de
plus près, que ce n'est pas sur le contenu du récit que le résumé nous
renseigne, mais surtout et avant tout sur la manière dont le texte du
roman nous a en quelque sorte tracé un itinéraire de lecture auquel, en
effectuant le résumé, nous n'avons fait que succomber.
Cela montre que le type de vision que le lecteur peut avoir des objets
représentés dans l'univers du roman est très dépendant de la façon dont,
par le biais de la chaîne du déploiement du texte, il a eu accès à la
saisie de ces objets. C'est dans ce sens précis que nous parlerons ici de
jeux de perspectives textuelles et de stratégie narrative
: nous appelons jeux de perspectives textuelles l'ensemble des efforts
narratifs que le texte déploie en vue de guider le lecteur vers un mode
déterminé (ou, du moins, visé) d'assemblage et de combinaison des unités
d'expériences racontées, et donc aussi vers une forme déterminée de
compréhension. Cela veut dire que nous partons de l'hypothèse selon
laquelle c'est le procédé de narration qui, à travers les différents
niveaux d'organisation du récit, anime et orchestre les unités
d'expériences présentées par le texte, d'une manière qui vise à en faire
un réseau de contextes de sens inter-conditionnés. Il faut reconnaître que
si nous disons cela à propos du fonctionnement possible d'un texte
romanesque, c'est parce que nous anticipons sur la présence du lecteur
comme une instance d'actualisation des significations du texte. En effet,
les segments d'un texte romanesque ne sauraient constituer que des îlots
de sens non communicants, tels les monades de Leibniz, s'ils n'étaient pas
pris en charge et médiatisés par la conscience et la mémoire du lecteur.
Le lecteur de Mawsim al-hijra... peut facilement constater
comment ce roman est structuré sous la forme d'un double fonctionnement,
divisant l'espace du récit en deux mondes d'humanité et de valeurs, chacun
ayant sa propre logique de perception et de jugement des choses et des
événements. D'une part, il y a le monde de Moustafa Saïd, un monde
dramatique, qui constitue le sujet-noyau du roman mais qui n'est assumé et
perçu comme tel que par le narrateur. C'est ce dernier, en effet, qui nous
amène à percevoir et à saisir le caractère dramatique de la vie du héros.
Nous tenterons de montrer comment la narration exerce ici une fonction
méta-communicative, en ce sens qu'elle ne se contente pas de nous
rapporter et de nous exposer les faits, mais qu'elle essaie aussi
d'éveiller en nous une sensibilité spécifique capable d'agencer les faits
sous la forme symbolique d'un drame. D'autre part, le texte nous
transporte de temps en temps dans le monde de quelques autres personnages
( les gens du village), en nous les montrant en train de mener leur vie,
simplement et spontanément, dans le climat d'une totalité subjective,
sinon naïve.
On peut donc parler de deux plans narratifs se superposant pour
former, dans Mawsim al-hijra.., la structure du roman :
A) le plan où un ensemble de faits nous est présenté du point de vue
d'une perspective que l'on pourrait dire (simplement) thématisante ;
B) le plan où la narration devient plus complexe et plus intense, en
ce sens qu'elle ne se contente plus, comme dans le plan précédent, de
thématiser et d'exposer les objets racontés, elle tente en même temps de
les problématiser.
Ainsi, pouvons-nous dire, en anticipant un peu, que la narration
(simplement) thématisante est déployée afin de permettre au récit
problématisant de se réaliser comme tel, c'est-à-dire d'imprimer une
tonalité spécifique à la charge dramatique des faits concernant le héros
Moustafa Saïd.
Cependant, au point de dissonance et d'intersection de ces deux
perspectives que nous venons de distinguer, et comme située sur un niveau
qui les domine toutes les deux, utilisant à la fois les effets sémiotiques
de leur divergence et de leur complémentarité, se développe une troisième
perspective narrative : il s'agit d'une orientation narrative que nous
tenterons de traiter sous le titre de C) perspective mythologisante.
A - PERSPECTIVE THEMATISANTE
Ce qui caractérise de prime abord ce type de narration, c'est une
sorte d'objectivité stratégique : sur ce mode, nous apprenons ce que font
et disent certains personnages, quels sont leurs gestes et postures
actuels, mais nous apprenons tout cela sans plus, c'est-à-dire que, à
travers ce qui nous est ainsi montré, nous n'avons aucun indice qui puisse
nous permettre de savoir ce que l'instance de narration "pense" elle-même
du monde montré. La situation d'énonciation qu'entraîne l'acte de
narration se trouve ici réduit au strict nécessaire, elle est dépouillée
de toute subjectivité et tout engagement explicite du narrateur. Celui-ci
se donne de cette manière la possibilité de parler des contextes
d'expériences de certains personnages en traitant ces derniers sur le mode
de "ils font...", "ils sont...", "ils...", etc.
Nous rencontrons cette tendance à la simple thématisation notamment
dans les passages où le narrateur rend compte des "gens du village". En
effet, dès les premières pages du texte, à travers lesquelles le narrateur
nous décrit les circonstances de son retour au pays, les gens du village
sont déjà présents. Cette première apparition va permettre au narrateur de
mettre ces personnages sur le devant de la scène afin de nous les
"exposer", en leur donnant une identité et une forme de discours, en les
situant dans un espace social et intellectuel particulier, bref, en leur
construisant un monde qui leur est spécifique.
Ainsi, à son retour de l'Angleterre, le narrateur fut submergé des
questions que lui posaient les villageois :
"Cela fit beaucoup de questions auxquelles je répondis de mon
mieux. Ils furent stupéfaits d'apprendre que les Européens, avec quelques
différences, étaient nos semblables, se mariant, élevant leurs enfants
conformément à une tradition, qu'ils avaient des moeurs honnêtes et dans
l'ensemble de bonnes gens."
Cette caractérisation première des gens du village, sous le signe de
la naïveté, de l'innocence et de l'ignorance (sympathique), vise à
construire un arrière-plan stable qui servira, pour nous, lecteurs et
récepteurs éventuels, de procédé de "compréhension", auquel nous ferons
appel chaque fois que nous rencontrerons ces personnages dans la suite du
récit. Dans cet ordre, nous avons déjà intégré l'idée selon laquelle ces
personnages forment un univers de vie qu'il ne s'agit ni de juger, ni de
critiquer, mais seulement de comprendre dans ce qu'il est et tel qu'il
est. Le résumé des questions posées est en fait un résumé qualificatif du
genre de discours que ces personnages sont capables de véhiculer, un
discours qui, vu le caractère restreint de son répertoire, présente tous
les symptômes d'un non discours, sinon d'un anti-discours, qui inspire
l'évitement et le silence : tous les indices et toutes les allusions que
le texte fournit au sujet des gens du village tendent à en faire des
personnages quasi exclus de son espace de communication. Ils sont là, mais
sans plus. Et ce n'est pas un hasard si le personnage auquel le texte
confère le rôle de provoquer Moustafa Saïd et de l'amener à révéler son
histoire se trouve être non pas un membre de la communauté villageoise,
mais un nouvel arrivant (ou revenant) que Moustafa Saïd ne connaissait pas
auparavant. On sait, en effet, que le héros Moustafa Saïd avait déjà passé
quelques années au village avant de rencontrer le narrateur. La question
que le lecteur est en droit de se poser ici est donc : qu'est-ce qui avait
empêché le héros du roman de raconter son histoire à tel ou tel autre
personnage parmi ceux qui vivaient avec lui au village avant le retour du
narrateur ? Rien, même la perspicacité du narrateur, ne nous permet de
comprendre d'une manière satisfaisante pourquoi Moustafa Saïd fut
soudainement disposé à confier son histoire à une personne dont il venait
à peine de faire la connaissance. Une autre question à poser aussi est
celle de savoir dans quel sens il faudra entendre cette phrase par
laquelle le héros Moustafa Saïd commence à raconter son histoire au
narrateur :
"Ce qui va suivre, je ne l'ai jamais confié à personne.
Je n'avais aucune raison d'en parler jusqu'à présent."
En faisant dire à son personnage qu'il n'avait eu jusqu'à présent
aucune raison valable et suffisante de raconter son histoire, le texte
donne à comprendre, d'une part, que c'est grâce au narrateur, et seulement
grâce à lui, que nous avons pu apprendre la "tranche de vie" londonienne
du héros, et que, d'autre part, les gens du village, de par le fait qu'ils
n'ont pas su ou n'ont pu représenter la moindre "raison de raconter", sont
des personnages en quelque sorte dépourvus de toute force susceptible de
générer ou de précipiter des événements dans la société du roman. Cette
inefficacité événementielle et communicationnelle, le texte la met encore
davantage en évidence quand il nous expose les circonstances dans
lesquelles le narrateur vient à s'apercevoir que Moustafa Saïd est
détenteur d'un passé qui ne manque pas d'intérêt : rappelons-nous qu'ils
étaient ce soir là en train de boire quand M. Saïd, "d'une voix claire,
d'un accent parfait", s'est mis à réciter un poème en anglais. Seul le
narrateur fut capable, devant cet incident, de reconnaître le sérieux que
cachait ce jeu. Quant aux autres personnages, ils ne furent pas à même de
se rendre compte de la signification et de la gravité de ce qui venait
d'être récité :
"Mahjoub, occupé à rire, et les autres convives ne s'étaient
aperçus de rien.",
précise le narrateur.
Cela veut dire que seul le narrateur fut capable d'identifier ce
qui venait d'être récité comme étant un poème et, en plus, comme étant un
poème qui s'insère dans une intertextualité précise :
"Il a récité un poème que j'ai retrouvé par la suite dans
une anthologie consacrée à la première guerre mondiale."
Il s'avère ainsi que pour percevoir le poème et l'identifier comme
renvoyant nécessairement à une histoire possible, les gens du village
seraient appelés à puiser dans un arrière-fonds de savoirs et de
connaissances, auquel, par leur statut dans le texte, ils ne pouvaient
absolument pas accéder.
La tendance à la simple thématisation va encore en devenant plus
explicite quand les gens du village ne figurent plus dans le récit que
sous la forme de tableaux sur lesquels le narrateur se contente d'attirer
notre attention, un peu comme pour nous faire croire que nous les
découvrons en même temps que lui :
"Je les entendis rire bruyamment ; je reconnaissais le rire
de mon grand-père, d'un envol grenu et discret quand il est sur son tapis
de prière, le rire de Wad Rayyès qui sort d'un estomac toujours plein, le
rire de Bakri, variable selon le moment et l'endroit, enfin le rire
vigoureux et comme viril de Bint Majdoub."
Remarquons que ce ne sont pas les personnages eux-mêmes qui sont
présentés ici, mais seulement leurs rires. Se sachant aidé par un
arrière-plan déjà établi, le narrateur ose user de cette métonymie à la
fois pour se distancier encore davantage des gens du village et pour
rendre le lecteur un peu complice de cette attitude de distanciation. La
présentation sur le mode métonymique, à la différence de celle qui aurait
pour support l'observation directe ou participante, a cela de
caractéristique qu'elle présuppose et appelle l'usage de l'imagination,
mais une imagination dont l'horizon d'inspiration est, paradoxalement,
d'une extrême étroitesse. Cette étroitesse se manifeste surtout à travers
le type d'opération mentale et cognitive qui se trouve ainsi sollicitée
chez le lecteur. En effet, comme le mécanisme de signification métonymique
est essentiellement basé sur le procédé d'association d'images déjà
existantes, le lecteur est appelé non pas à explorer une région de la
réalité inconnue pour lui, mais à redéployer le système d'évidences et de
familiarités qu'il détient au sujet de cette réalité. C'est ainsi que,
comme on peut le voir dans le passage suivant, les rires qui proviennent
de l'intérieur de la maison ont suffi, comme données sémiologiques, pour
permettre au narrateur d'ajouter :
"Je me représentais grand-père, assis sur sa fourrure de
prière, égrenant de ses doigts le chapelet de santal du mouvement régulier
de la noria. J'imaginais Bint Majdoub, Wad Rayyès et Bakri, ses anciens
amis, assis sur les lits bas dont la hauteur ne dépasse pas deux empans...
Bint Majdoub accoudée, une cigarette à la main. Wad Rayyès comme filant de
l'extrémité de ses moustaches des histoires malicieuses. Bakri tout
bonnement assis."
Si la sonorité du rire a ainsi
autorisé le narrateur à accéder aussi facilement à la scène et à se la
représenter dans presque tous ces détails, c'est parce que le rire permet
ici ce que Sartre appelle la connaissance par l'image, à savoir que "Dans
l'acte même qui me donne l'objet en image se trouve incluse la
connaissance de ce qu'il est".
C'est dire que l'image d'hommes et de femmes riant agit comme une unité
sémiologique totale, en ce sens qu'elle permet d'apprendre à la fois le
phénomène rire et ce que font les gens qui rient. C'est donc presque à un
signal que nous avons affaire ici plutôt qu'à un signe complexe, ce qui
montre l'état de rudimentarité sous lequel le texte tente de nous
présenter les gens du village. Le monde de ceux-ci paraît ainsi tellement
réduit dans ses principes d'organisation et de fonctionnement, tellement
simple et transparent dans son contenu, tellement ancré dans la monotonie,
que toutes les formes sous lesquelles on peut l'imaginer ou deviner sa
configuration, à un moment donné, reviennent, comme par déterminisme, à
coïncider tout à fait avec ce qu'il est réellement. C'est sans doute ce
sentiment que le narrateur cherchait à partager avec le lecteur, en
adoptant le procédé de la représentation, et surtout en montrant le monde
des gens du village comme étant un monde absolument prévisible et
transparent. On peut être tenté de ne voir dans cette orientation
du texte qu'une simple mise en scène dépréciative de la platitude que
recèle la forme de vie menée par les villageois. Cette interprétation
n'est cependant possible que dans la mesure où l'on adopte une perspective
de lecture à la fois épidermique et littérale, c'est-à-dire une lecture
qui se contenterait des données brutes relatives au style de vie des
villageois, sans tenter d'en saisir tout à la fois la signification
esthétique profonde et la portée sociale. En effet, pour bien comprendre
le véritable sens de cette attitude du récit à l'égard des gens du
village, il faut se situer sur un autre plan, en l'occurrence le plan
esthétique. En nous situant sur ce plan, les séances de "bavardage" que
tiennent régulièrement le grand-père du narrateur et ses amis ne peuvent
plus nous apparaître comme procédant d'une manière simpliste d'aborder la
vie, mais comme ayant trait à ce que Simmel appelle une "éthique de la
sociabilité", c'est-à-dire une éthique, "dans laquelle l'individuel
subjectif aussi bien que ce qui possède un contenu objectif s'évanouissent
au service de la pure forme de la sociabilité".
Autrement dit, si ces gens paraissent indifférents à la qualité du contenu
de ce qu'ils se disent et se racontent, contenu qui peut frapper par sa
banalité, c'est parce que ce qui importe pour chacun des participants ce
n'est pas dire quelque chose de positif, d'intéressant et de sensationnel,
mais marquer sa présence, en contribuant à la construction d'une
communion dans la conversation. C'est ainsi que ni les paroles de Wad
Rayyès, ni celles de Bint Majdoub, évoquant les performances sexuelles de
ses différents maris, ne sont perçues par le groupe comme grossières ou
ridicules, mais tout simplement comme étant amusantes, drôles, et cela
parce que la finalité première de la situation de parole tout entière
n'est pas de produire un effet de sérieux, mais de créer un cadre, une
atmosphère sociable, où la discussion et l'échange de paroles viennent à
revêtir un caractère ludique. De tout cela se dégage un sens de
l'insouciance, et même de la gratuité,
qui nous laisse entrevoir une forme de vie plus profonde, pour ne pas dire
plus authentique, parce qu'elle ne forge sa rationalité concrète,
c'est-à-dire ses principes de fonctionnement et d'organisation, que selon
ses besoins propres et en fonction de ses soucis les plus intimes.
On est en droit cependant de se poser la question de savoir si cette
valorisation du mode de vie des villageois procède d'une motivation
objective, indépendante de toute subjectivité, ou s'il s'agit tout
simplement de l'expression d'une sorte de désir romantique entraînant le
narrateur à fuir l'âpre réalité dramatique de l'histoire de son héros et
à chercher refuge dans un monde censé être plus calme.
En examinant la physionomie du regard que le narrateur porte sur les
gens du village, et surtout sur son grand-père, on constatera tout d'abord
que ce regard est imprégné d'une certaine nostalgie, nostalgie à tout ce
qui tire la substance de son identité de la seule cohésion de sa propre
vie, par opposition à tout ce qui est hétéronome, et donc identitairement
fragile. La cohésion de la vie, voilà ce dont, aux yeux du narrateur, le
grand-père est l'inébranlable symbole : "Je m'attardais sur le seuil,
savourant la sensation agréable qui, comme toujours, précède chacune de
nos retrouvailles, une sensation rendue limpide par mon étonnement à
l'idée que cette vénérable existence soit encore présente sur la surface
de la terre. En l'embrassant, je hume sa singulière odeur, faite du
mélange des parfums de mausolée et de nourrisson. Et cette voix, frêle et
sereine, constituant un pont qui me relie à la fois aux inquiétants
moments de l'avenir, qui ne se sont pas encore clairement formés dans ma
conscience, et aux moments révolus, qui ont eu leur part d'événements et
sont devenus les pierres d'un édifice riche en enseignements et en
significations. Selon les critères de jugement du monde européen
industrialisé, nous ne serions que des pauvres paysans. Or, quand
j'embrasse mon grand-père, je me sens immensément riche, je deviens un
chant dans les battements du coeur de l'univers."
Le grand-père, c'est le point immobile dans le temps, c'est
la preuve inaltérable de l'efficience de certaines valeurs, et, comme tel,
il représente un repère à la fois sûr et sécurisant. Remarquons surtout
les mots que le narrateur utilise pour évoquer le mélange de parfum que la
présence du grand-père lui inspire : "mélange de parfum de mausolée et de
nourrisson". Le grand-père se présente ainsi comme réalisant la symbiose
du tombeau et du berceau, le point d'embouchure entre la mort et la vie,
entre le passé, le présent et l'avenir. Bref, pour le narrateur, le
grand-père symbolise un type de société fondée sur la solidarité entre
générations, solidarité qui permet l'enracinement de la vie dans un champ
de significations plus riches et plus profondes.
Il s'avère ainsi que l'attitude narrative thématisante n'est pas de
l'ordre de la méchanceté mais de celui de la tendresse et de la sympathie.
Elle vise notamment à intégrer les personnages villageois dans l'horizon
de sens qui assure à l'histoire racontée la signification recherchée.
Il reste, malgré tout, à faire remarquer que cette perspective est plutôt
contraire à l'orientation narrative dominant tout le roman, orientation
fortement marquée par la présence de l'instance de narration sous la forme
d'un "Je" bien engagé et bien impliqué dans les événements qu'il rapporte.
Nous y reviendrons.
B- PERSPECTIVE PROBLEMATISANTE
A partir du moment où le narrateur avait commencé à s'intéresser
au personnage-héros Moustafa Saïd et à lui accorder la primauté narrative
dans l'ordre du récit, sa manière de s'adresser au lecteur a
diamétralement changé :
"J'ignore ce qui éveilla ma curiosité. Peut-être son
silence lors de mon arrivée."
Au fur et à mesure que la narration se développe, cette curiosité va
peu à peu prendre la forme d'une obsession s'emparant du narrateur et
faisant de lui une instance d'une autre épaisseur, puisqu'il ne sera plus
là seulement pour rapporter et raconter, mais aussi, ce qui est
significatif, pour se poser des questions sur la véritable identité du
héros. Cette situation a pour conséquence que le lecteur a l'impression
maintenant que le narrateur s'est complètement détourné de lui pour
s'occuper davantage de ses propres soucis et états d'âme. C'est sans
doute comme pour anticiper sur cette réaction possible du lecteur que le
narrateur s'est empressé de dire :
"Mais j'espère, Messieurs, qu'il ne vous vienne pas à l'esprit
l'idée que Moustafa Saïd est devenu pour moi une obsession qui
m'accompagne dans mes voyages et mon repos..."
Du point de vue de la réception, cela veut dire que le lecteur se
trouve désormais dans une position de quasi-jalousie vis-à-vis du type de
relation qui s'est établi entre le personnage et le narrateur, de telle
sorte que sa compréhension des faits racontés ne peut plus se réaliser que
sur la base des réponses à deux questions qu'il serait amené à se poser :
d'une part, pourquoi le narrateur se montre obsédé de la sorte par le
mystère que représente pour lui le personnage Moustafa Saïd ?" Et, d'autre
part, "quelle pourrait bien être l'histoire, si confuse, si mystérieuse,
de ce personnage ?"
Ainsi l'attitude du narrateur vient à être elle-même perçue
par le lecteur comme constituant un contexte de sens solidaire du
texte, c'est-à-dire comme une unité d'expérience susceptible de
déchiffrage et d'interprétation, et dont la compréhension est rendue donc
indispensable pour l'accès à l'univers du récit.
Lors de l'analyse du premier plan narratif, celui auquel nous avons
donné le nom de perspective thématisante, nous avons pu constater comment
l'attitude adoptée par le narrateur consistait à orienter l'activité de
compréhension du lecteur vers la prise d'une position d'observation et de
contemplation distantes à l'égard des événements racontés. La notion de
perspective thématisante que nous avons utilisée renvoie à une situation
de récit où l'instance de narration n'avait pas à marquer sa présence,
étant entendu que les contextes d'expériences montrés (les gens du
village) étaient présentés comme parlant par eux-mêmes d'eux-mêmes. Dans
ce deuxième plan narratif, par contre, l'instance de narration est
constamment présente, physiquement et moralement, parce que la perspective
textuelle est fondée ici à la fois sur l'imprévisibilité de la conduite du
héros et sur la problématisation de son espace de vie et de son
environnement. Le principe d'imprévisibilité, associé à la narration
problématisante, organise ce deuxième plan sous une forme qui exige du
lecteur une attention spéciale, attention qui obéit à une structuration
alerte. Car, le lecteur sait maintenant que la vraie identité du héros,
compte tenu de la complexité de son statut sémiologique,
ne sera pas dévoilée par hasard, mais à travers un processus
d'intensification de l'attente. Cette situation est devenue partie
intégrante des conditions de la réception et de la compréhension du fait
que le sens inhérent à l'histoire du héros ne se donne plus directement au
lecteur, mais en étant médiatisé et pris en charge totale par la
conscience inquiète du narrateur. Quoiqu'il puisse s'en défendre, ce
dernier, étant déjà atteint par l'histoire qu'il raconte, va peu à peu
s'enfoncer dans le désarroi et l'inquiétude, à mesure que l'ombre du héros
disparu noyaute en quelque sorte son existence. Du coup, il ne fait plus
que se responsabiliser et se culpabiliser sous le regard du lecteur ; il a
l'impression que le drame de Moustafa Saïd a pénétré sa vie, en faisant
ainsi de lui une nouvelle victime :
"J'ai la certitude à présent qu'il m'avait choisi pour ce
rôle. Qu'il ait éveillé en moi l'amour de la découverte n'était pas dû au
hasard. Il m'avait confié son histoire incomplète afin que je me charge
d'en reconstituer le reste. Et ce n'était pas par hasard qu'il m'avait
laissé une lettre cachetée à la cire rouge, mais dans le dessein
d'aiguiser mon imagination... Son égocentrisme et sa fatuité sont sans
limite..."
L'histoire a ainsi subi une si étrange métamorphose qu'elle n'est
plus uniquement celle du héros mais aussi celle du narrateur, devenu
personnage solitaire, qui n'a plus pour partenaire que son monologue :
"Je commence là où Moustafa Saïd avait fini. Lui, au
moins, avait effectué un choix, tandis que moi je n'ai rien choisi..." ;
"Je suis maintenant seul, sans issue, ni refuge ni garant. Mon univers,
qui fut jadis très large, est à présent restreint, renfermé sur lui-même,
au point que je suis devenu, à moi seul, l'unique univers."
Si le narrateur est ainsi saisi par un sentiment d'extrême
solitude, c'est sans doute parce qu'il vient à se rendre compte que la
connaissance qu'il a de son personnage n'est pas d'ordre quantitatif, mais
qualitatif, elle n'a pas trait aux détails de la biographie, mais à une
sorte de touche de compréhension qui fait que, soudainement et
spontanément, on se sent comme en communion avec autrui. Cette sorte de
communion intuitive donne en même temps au narrateur le sentiment d'être
irremplaçable dans son rôle de confident, d'être désigné pour cette tâche
par la volonté d'un destin indiscernable. D'où un mélange de fierté, de
jalousie et de frustration : en même temps qu'il se considère comme un
élu, à qui revient le mérite d'avoir bien compris le héros, il y a chez le
narrateur, enfoui, mais qui fait de temps en temps surface, comme une
impression d'être en duel existentiel permanent contre, ce qui est pire,
un adversaire quasi fantomatique.
C'est pour cela que la motivation de narration paraît procéder, chez lui,
non pas d'un acte de choix, mais d'une tâche assumée et exécutée par lui
comme une nécessité de salut existentiel.
En effet, il semble que, pour lui, raconter, c'est un peu continuer le
combat contre le héros, tout en sachant et reconnaissant d'avance que ce
dernier a remporté sur lui définitivement la victoire. En même temps on
sent que son attitude en ce sens est marquée par le dilemme que comporte
la question qu'il semble se poser : que faire ? Se résigner à n'être que
l'ombre d'un héros disparu ou refuser et dénoncer cette situation de
mystification, au prix de perdre le privilège lié au rôle de confident ? A
cette question, le narrateur se montre incapable de trouver une réponse
nette et tranchée. La fascination qu'exerce sur lui l'image de Moustafa
Saïd est tellement forte qu'il paraît ne pouvoir avoir à son égard qu'une
attitude pleine d'ambivalence. Il est même des situations d'action où nous
assistons à une tentative du narrateur s'identifier totalement au héros de
l'histoire qu'il raconte et de fusionner avec lui dans une sorte de
communion de destin. C'est le cas tentative de noyade qui clôt le
roman. Cette tentative noyade, quoiqu'elle ne s'est effectuée sur le mode
onirique du cauchemar, est riche en significations. Elle remplit en effet
la fonction d'une sorte de rituel magique de purification par lequel le
narrateur essaie de tuer définitivement en lui-même le fantôme du héros
disparu qui continue à le hanter. Cependant, dans la mesure où le
narrateur n'a pas pu ou n'a pas voulu aller jusqu'au bout de son désir de
communion totale dans la même façon de mourir, en ce qu'il n'a fait
qu'entrer dans les eaux du Nil et en sortir, on peut dire que cette
simulation
de noyade représente, au travers le même personnage, une mort et une
résurrection, l'accomplissement d'un destin et le sauvetage d'un idéal
dont l'image est peut-être jugée compromise par le suicide. Cette noyade
est donc susceptible de recevoir deux interprétations à la fois
différentes et complémentaires : soit on n'y voit que l'aspect narratif,
et on la considère alors comme procédant de la volonté du récit d'achever
et de clore la biographie du héros, en la dotant d'une mort significative
; soit on ne tient compte que de l'effet allégorique qu'elle développe, et
on sera donc amené à l'interpréter comme un geste que le narrateur met
désespérément en oeuvre pour donner symboliquement naissance à un nouveau
type de héros, un héros capable de se saisir et de se dire : "Je vivrai
car il y a de rares personnes avec qui je voudrai rester le plus longtemps
possible et aussi parce que j'ai des devoirs à accomplir."
Non seulement le texte étend ainsi le sens du drame du
héros à l'espace sémiotique du narrateur, mais il a aussi, ce faisant,
renforcé chez le lecteur la perception de l'existence d'un décalage entre
le monde constitué par le héros et le narrateur et celui des autres
personnages. Or, c'est en vertu de cette rupture qu'il est donné au texte,
d'une part, de faire du narrateur un personnage réduit à vivre l'histoire
en solitaire et de promouvoir, d'autre part, cet état de solitude au rang
d'une crise psycho-morale.
Il en est de même de l'incident du poème récité par Moustafa Saïd. Ce
poème n'a pas une fonction informationnelle (cela aurait pu être le cas si
le lecteur avait déjà été en possession de l'essentiel de l'histoire et
qu'il ne lui en manquerait que quelques détails complémentaires) mais
stratégique. A travers cet incident, le texte vise à orienter le lecteur
vers la construction d'un type particulier d'hypothèses, hypothèses qui
auront pour substance la dissociation du sens de la vie du héros du milieu
villageois. Nous avons encore ici une métonymie : le poème récité en
anglais. Cependant, il s'agit d'une métonymie dont le fondement n'est pas
de nature matérielle, comme c'était le cas pour le rire, mais intellectuel
: elle ne s'appuie pas sur l'expérience concrète (exemple : le rire donne
à se "représenter" un groupe de personnes se racontant des anecdotes),
mais sur un univers de sens, d'expériences et de savoirs ( la poésie,
l'Angleterre, la première guerre mondiale...). Cet univers de sens remplit
une double fonction : il enracine la vie du héros dans une intertextualité
historique et intellectuelle très élaborée d'un côté, et, de l'autre, il
annonce et approfondit la distance entre les expériences vécues par le
héros et la vie quotidienne des villageois.
Or, et c'est là qu'apparaît la véritable stratégie du texte, la
distance, marquant les deux formes d'humanité thématisées par le roman,
devient, au niveau de la réception, un facteur de complémentarité,
permettant au lecteur une compréhension profonde des objets racontés. En
effet, en tant qu'objets bruts de la narration, l'univers de Wad Rayyès et
celui de Moustafa Saïd constituent, a priori, deux mondes que l'on
pourrait dire contrarotatifs ; ils sont pour ainsi dire reliés entre eux
par leur profonde dissemblance. Sur le plan de la lecture et de la
réception, par contre, le clivage entre ces deux mondes devient condition
à ce que chacun d'eux reçoive, dialectiquement, le sens qui lui revient
justement et pleinement. Autrement dit, le lecteur-récepteur est amené à
comprendre, d'une part, que sous le soleil des gens du village, comme par
fatalité, toutes les possibilités de la vie sont submergées par
l'ignorance et l'immobilisme. Mais dès que, d'autre part, ce même lecteur
aura plongé dans la vie De Moustafa Saïd, il découvrira l'authentique
signification du contraste, et, par là même, il saisit, rétrospectivement,
que ni l'immobilisme n'est une qualité naturelle, ni l'ignorance n'est un
facteur endogène, bref, il comprend que l'apprentissage et le changement
ne sont pas impossibles. Le lecteur dispose en ce sens de l'exemple de
Hasna, la veuve du héros : elle se révolte contre la tradition et tue Wad
Rayyès, qui voulait l'épouser contre sa volonté. Cet acte de révolte n'a
pu avoir lieu que parce que, par une sorte de contagion, Hasna avait
intégré à sa personnalité une autre forme de sensibilité, grâce notamment
à sa convivialité avec son mari Moustafa Saïd.
Et on peut voir que, par l'intermédiaire de Hasna, le monde de Moustafa
Saïd a pu faire irruption dans le quotidien des villageois, amenant
ceux-ci à se poser des questions inédites, donnant en même temps lieu à
une sphère d'événements et de sens où les deux mondes ont eu enfin
l'occasion de s'entrecroiser. L'histoire de Saïd a eu ainsi un effet
problématisant sur la vie des villageois, même si ceux-ci n'ont pas pu en
assumer la signification et la charge dramatique que d'une manière
parcellaire et indirecte.
C - PERSPECTIVE MYTHOLOGISANTE
En Parlant des circonstances de la mort de Moustafa Saïd, le héros du
roman, le narrateur nous dit, dans une sorte de monologue :
"Si Moustafa Saïd avait choisi la manière de sa mort, il
aurait accompli la chose la plus mélodramatique du roman de sa vie. Mais
si l'autre hypothèse s'avérait exacte, la nature aura exaucé ses voeux.
Imagine, l'été régnait en plein mois de juillet. Le fleuve, insouciant,
était en crue comme il ne l'a jamais été depuis trente ans. Les ténèbres
fusionnant tous les éléments de la nature en un seul, neutre, plus ancien
et plus impassible que le fleuve lui-même. C'est ainsi que devait être la
fin de ce héros."
L'été, le mois de juillet, le fleuve qui, pour la première fois
depuis trente ans, se met presque en transe. La nature y participe, en
apportant du mystère, de l'obscurité. Tous ces éléments visent à
construire un climat et des circonstances quasi "épiques" pour la mort du
héros. En effet, le roman de Tayeb Salih est textuellement organisé en vue
de produire un effet esthétique précis : comme nous pouvons le constater à
travers le passage cité, il s'agit pour le texte de construire un espace
esthétique dans lequel le personnage principal, M. Saïd, sera peu à peu
perçu comme une personnalité presque mythique. C'est ainsi que, pour
commencer, le narrateur parle de la vie de son personnage en termes de
"roman", c'est-à-dire en la présentant comme une complexion fictionnelle
au second degré, une sorte de mystère éclaté, fragmenté, qui ne se laisse
pas se reconstruire, qui échappe au récit lui-même, et celui-ci, en
essayant de le saisir et d'en dévoiler tous les détails, trouve par là
même à la fois la raison de son développement et le principe de sa
productivité.
Pour bien cerner la stratégie du texte à ce niveau, nous proposons
de distinguer deux récits dans le roman : le premier est celui que
développe le narrateur, à travers lequel nous apprenons l'existence du
héros et tout ce qui s'est passé au village. Du fait qu'il émane du
narrateur principal, nous appelons ce récit le récit englobant. Nous avons
aussi un second récit, celui que le héros lui-même a mené pour raconter
les événements de sa vie en Angleterre. Il s'agit d'un récit rapporté, et
qui peut donc être appelé un récit englobé. Bien entendu, le roman
contient d'autres micro-récits, sur lesquels nous reviendrons. Pour le
moment, occupons-nous des deux récits signalés et essayons de montrer en
quoi leurs mises en _ouvre conjointes constituent ce que nous pouvons
convenir d'appeler la "mythologie" spécifique de Mawsim al-hijra...
Après la disparition mystérieuse du héros, le narrateur va
tenter tout au long du récit de nous faire à l'idée selon laquelle le
personnage Moustafa Saïd ne serait peut-être rien d'autre qu'une illusion.
C'est ce qui transparaît à travers ce passage :
"Par moment il me vient soudainement à l'esprit l'idée
troublante que Moustafa Saïd n'a jamais existé, qu'il est effectivement un
mensonge, un fantôme, un rêve ou un cauchemar, ayant frappé les gens du
village, par une nuit sombre et étouffante, et qui s'est évanoui dans la
lumière du soleil matinal."
Toutes les manoeuvres du texte travaillent désormais pour faire du
personnage disparu une "voix abstraite"qui
hante le récit et le traverse de part en part. En effet, à partir du
troisième chapitre du roman, chaque fois que le narrateur parle du héros,
maintenant disparu, il ne le fait qu'en citant et répétant les fragments
de récit à travers lesquels celui-ci avait révélé les épisodes de sa vie
en Angleterre. C'est ainsi qu'un passage de la page 34 est repris à la
page 143 ; une séquence de la page 37 est reprise à la fois à la page 95
et à la page 159-60 ; un passage de la page 47-48 revient à la page 142 ;
enfin, un passage de la page 63 est repris à la page 98.
Ces reprises servent ici à amplifier, à renforcer et rendre omniprésente
cette "voix abstraite" dont parle le texte. Le récit englobant fonctionne
en partie comme l'écho du récit englobé. Il s'agit d'une imbrication en
vertu de laquelle les reprises sont destinées à remplir deux fonctions
parallèles :
sur le plan de la narration, les reprises participent de la
stratégie d'ensemble du roman, stratégie qui tire son principe
d'organisation de l'ancrage du narrateur dans l'espace d'une vraisemblance
réaliste empruntant sa force communicative à ce que nous pouvons appeler
un semblant d'oralité narrative. L'importance esthétique et technique du
semblant d'oralité est liée au fait que la narration paraît se développer
non pas à l'intention des lecteurs, mais à celle des "auditeurs"
représentés dans l'univers du récit. C'est ainsi que dès la première
phrase du roman, le narrateur débute son récit en ces termes, très
révélateurs de l'attitude qu'il entend adopter vis-à-vis du lecteur :
"C'est à la suite d'une langue absence, Messieurs, que je revins dans ma
famille..."
Cette phrase a pour fonction ici de nous interpeller et de nous lier,
comme auditoire et non comme lecteurs, à un narrateur-conteur. Il s'agit
d'une invitation à entrer dans l'espace intime du narrateur, à lui
reconnaître l'histoire qu'il raconte comme une histoire qu'il a vécue en
propre, et donc aussi à percevoir et à vivre la situation de lecture tout
entière comme une situation de parole et d'écoute. La mise en oeuvre de la
technique des reprises renforce encore davantage le semblant d'oralité,
notamment en permettant au narrateur de revêtir le rôle du transmetteur
véridique, "digne de confiance",
racontant l'histoire du héros en employant des formules telles : "il a
dit...", "je l'entends encore dire..,", "n'a-t-il pas dit...", etc..;
sur le plan du fonctionnement textuel, ces reprises participent de
l'instauration d'une auto-référentialité circulaire à l'intérieur du
roman, auto-référentialité dont la visée est d'enfoncer le lecteur dans
une continuelle et insatisfaite recherche de la vérité : le texte produit
ainsi une histoire, celle de Moustafa Saïd, à laquelle il refuse (ou fait
semblant de refuser) de donner le statut d'un ensemble événementiel stable
et objectif. De ce fait, le récit englobé se trouve entretenu et maintenu
sous la forme d'une enclave de faits et de sens condamnés à la
subjectivité et au flottement : ils ne peuvent faire l'objet d'une
expérience intersubjective de lecture et d'interprétation qu'en étant à
chaque fois cités ; une manière pour le texte de les dire inséparables de
leur support vocal d'origine.
Nous avons ainsi deux ordres : d'une part, l'ordre de la narration,
visant à renforcer les artifices réalistes et, par là même, à fonder la
communication entre le narrateur et le lecteur sur la base d'une
contiguïté spatiale et psychologique ; d'autre part, il y a l'ordre du
texte, fonctionnant selon le principe de la redondance, une redondance qui
sert moins à dévoiler la vérité des faits qu'à en disséminer les centres
de provenance : en citant chaque fois les paroles du héros disparu, le
texte se permet de faire revenir la voix de celui-ci sous une forme de
plus en plus "abstraite", et donc chaque fois autre. La voix du héros
hante tout le texte, au point que le récit englobé noyaute en quelque
sorte le récit englobant, noyautage qui, comme nous allons le voir,
transforme l'orientation réaliste du roman, en lui donnant une résonance
mythique diffuse.
Ce n'est pas un hasard si le héros apparaît au début comme une énigme
et disparaît comme un mystère : c'est parce que dès le départ, Mawsim
al-hijra se veut un roman de recherche, ayant la volonté de nous
engager dans une entreprise de lecture où ce ne sont pas les personnages
et les événements en eux-mêmes qui comptent, mais le type de perception
que nous pouvons en avoir. C'est ainsi que dès qu'il a commencé à être
question de l'histoire de Moustafa Saïd, le récit nous rappelle sans cesse
qu'il pourrait s'agir d'une imposture :
"Le Moustafa Saïd dont vous parlez n'existe pas. C'est
une illusion, un mensonge. Je vous implore de condamner ce mensonge à
mort."; "Tout cela est faux, falsification. C'est moi qui les ai tuées. Je
suis le désert de la soif. Je ne suis pas Othello. Je suis un mensonge."
Remarquons que c'est le héros qui dit cela à propos de lui-même. Le
lecteur, lui, sait que Moustafa Saïd n'est pas une simple illusion, et
cela grâce au récit englobé avec lequel il s'est déjà familiarisé en
apprenant que Moustafa Saïd est une "personne" qui avait mené une vie un
peu mouvementée en Angleterre. A un niveau supérieur du fonctionnement du
texte, cet énoncé du héros est récupéré pour produire un sens plus
complexe : le travail du texte donne la possibilité au personnage de se
qualifier lui-même comme un pur mensonge, ce qui semble a priori aller
dans le sens d'un envahissement du récit tout entier par le système
idéologique personnel du héros. Or, nous ne devons pas oublier que si le
texte satisfait le désir de son personnage de la sorte, c'est parce qu'il
"sait" que ce qu'il concède ainsi d'une manière interne, c'est-à-dire au
niveau de la structure du récit, il va le récupérer au plan de la lecture.
Autrement dit, le caractère mensonger du personnage n'aura jamais
l'occasion de constituer le noyau sémiotique du texte, c'est-à-dire sa
vérité dernière, mais seulement un élément de la chaîne des significations
qui surgiront sous l'action de la lecture. C'est dans cette perspective
que doit être comprise la mise en oeuvre par le texte d'autres segments
narratifs périphériques : nous voulons parler de ces
micro-récits-témoignages que le narrateur avait recueillis auprès de
personnages ayant connu le héros ou entendu parler de lui.
Tout d'abord, nous devons souligner le fait qu'à travers ces
témoignages, Moustafa Saïd apparaît comme un personnage dont tout le monde
croit connaître la véritable identité, mais en parlant de lui, telle une
rumeur, chacun ne fait en réalité que projeter ses propres fantasmes.
Ainsi, pour un des personnages, Moustafa Saïd est le "prophète
al-khidr".
Selon un autre personnage, il s'agit d'une figure de l'université qui
était "plus célèbre que les joueurs de l'équipe du football, que le
préfet des internes, que les brillants rédacteurs des journaux muraux, que
les conférenciers littéraires et les acteurs de la troupe théâtrale"
D'après un jeune maître de conférence de Khartoum,
" Moustafa Saïd fut
le premier soudanais à épouser une anglaise,
voire le premier soudanais à avoir épouser une européenne. Je crois que
vous n'avez jamais entendu parler de lui ; cela fait très longtemps qu'il
a immigré en Angleterre où il s'est marié et s'est fait naturaliser
là-bas. Il est étrange que nul ici ne se souvienne de lui, malgré le rôle
décisif qu'il avait joué dans les complots anglais ourdis au Soudan à la
fin des années trente. Il était un de leurs fidèles agents. Le ministère
des affaires étrangères britannique l'avait utilisé à des missions très
suspectes au Proche-Orient. Il participait au secrétariat de la conférence
de Londres En 1936. Il est aujourd'hui millionnaire, et vit comme un lord
dans la campagne anglaise."
Tous ces témoignages sont ainsi rapportés pour être tout de
suite démentis. C'est pour ce faire que le narrateur se presse d'ajouter :
" Je me suis surpris à dire, inconsciemment, d'une voix
haute : Moustafa Saïd a laissé, à sa mort, six arpents de terre, trois
vaches et un taureau ; deux ânes, onze chèvres et cinq brebis ; trente
palmiers, vingt-trois acacias, vingt-cinq citronniers, autant d'orangers,
neuf arpents de blé, neuf de maïs et une maison composée de cinq chambres,
d'une salle de séjour et d'une pièce adjacente en brique rouge, de forme
rectangulaire, aux fenêtres vertes et dont le toit n'est pas, comme les
autres pièces, en terrasse, mais en faîtage comme le dos du boeuf, et
enfin 937 livres, trois piastres et cinq millimes."
La précision méticuleuse avec laquelle le narrateur fait
l'inventaire des biens laissés par le héros, le style minutieusement
énumératif et descriptif qu'il adopte pour ce faire, vise à tourner en
dérision et à ridiculiser les témoignages qu'il venait de recueillir. Cela
nous renseigne sur le fait que ces récits-témoignages n'ont pas ici une
valeur informationnelle, mais indicielle. Autrement dit, ces témoignages
ne sont pas destinés à enrichir notre connaissance du héros, mais, au
contraire, à nous amener à douter de la fiabilité de celle que nous
pensions en avoir jusqu'à présent. Ces témoignages sont donc de nature à
montrer au lecteur combien ce que nous avons appris au sujet du héros
jusqu'à maintenant est plutôt destiné à révéler la faillibilité de nos
modes de perception et de jugement. Le narrateur exprime bien cet esprit
du récit lorsqu'il dit :
"Etrange ! Quelle dérision ! Pour la simple raison
qu'un homme soit né sur la ligne de l'équateur, et voilà que certains fous
viennent à le considérer comme un esclave et certains d'autres comme un
Dieu. Où est la justesse ? Où est l'équilibre ? Et mon grand-père, avec sa
voix frêle et son rire malicieux, quelle est sa place sur ce tapis
d'Arlequin ? Est-il une réalité tel qu'en lui-même et comme je le prétends
? Est-il au-dessus d'un tel chaos. Je n'en sais rien."
Cette réflexion du narrateur vient confirmer ce que nous disions
plus haut, à savoir que ce n'est pas par leurs contenus, c'est-à-dire par
leurs apports en connaissances substantielles, que les témoignages
comptent dans le texte, mais surtout par ceci qu'ils nous mettent à même
de nous apercevoir comment notre perception et nos jugements sur les
autres sont, à l'extrême, influençables par ce que nous sommes pour
nous-mêmes. Autrement dit, ce que le texte nous offre à travers ces
témoignages, ce ne sont pas tout simplement des objets à apprendre, mais
des éléments destinés à nous servir de contextes d'expériences lecturales
où nous pouvons prendre conscience du mode de fonctionnement du texte : il
s'agit, comme nous l'avons souligné au début de cette étude, d'un jeu de
perspectives et de points de vue. En effet, quand le narrateur dit :
"...un homme est considéré par certains fous comme esclave et par certains
d'autres comme un Dieu...", et surtout quand il va jusqu'à mettre en doute
sa connaissance de son propre grand-père, il pose clairement le problème
des points de vue et des défaillances des modes perceptifs qui leur
servent de supports. Ce qu'il faut donc souligner, c'est le fait que le
dernier passage cité est venu en réponse à l'autre passage, contenant les
témoignages, pour lui servir de versant méta-textuel : les témoignages
deviennent des exemples concrets que le texte met en évidence pour appuyer
sa thèse sur la difficulté de définir et de juger l'Autre. Le texte
fonctionne en se "réfléchissant"
d'une manière permanente. Réflexivité qui est en fait autant un effet
qu'un facteur d'interdépendance entre le texte et sa lecture. Nous
constatons ainsi qu'à mesure que la narration se développe, à mesure
qu'elle gagne en densité et se fait multiple, au lieu de nous aider à
mieux connaître le personnage, au lieu de permettre d'accéder au monde de
ce dernier et d'en saisir les contours, elle nous en éloigne encore
davantage.
Les univers de sens auxquels le processus de lecture donne lieu, se
trouvent de cette manière profondément marqués par un flottement de
signification : ce qui, sur le plan du récit comme linéarité textuelle,
est plutôt une tendance à produire et à accumuler de l'information,
c'est-à-dire à "raconter toujours plus", devient, au plan de la lecture,
un facteur de fragilisation du statut sémiotique du réel. Cette
fragilisation se trouve d'autant plus renforcée que l'activité de la
lecture se déroule dans un environnement fait de contrastes et de
dérision, en ce sens que l'histoire de Moustafa Saïd tire sa signification
à la fois mythique et dramatique du fait qu'elle a pour arrière-plan et
pour horizon deux espaces de vie et de discours très différents : d'une
part, il y a le village, la simplicité du quotidien, la platitude
intellectuelle et même parfois quelques touches de médiocrité
; d'autre part, il y a l'Occident, le monde dont Moustafa Saïd voulait
contester à la fois l'idéologie et la prétention à la domination
Cependant, cette histoire renvoie et à son arrière-plan et à son horizon
selon le même principe et sous le même signe, à savoir l'incommunicabilité
ou, si l'on veut, l'impossible intercompréhension, en raison de
l'ignorance, d'une part, et à cause de l'hypocrisie, de l'autre.
.
C'est le titre même d'une étude que Raja' an-Naqqach consacra à Mawsim
al-hijra...lors de sa parution. Raja' al--Naqqach, "Tayyeb Salih : `abqariyya
riwa'iyya jadida" (Tayyeb Salih : un nouveau génie du roman", in
Udaba' mû`asirûn, Kitâb al-hilal, Dar al-hilal, le Caire, 1971.
Aussi Hasan al-Manai`i, "mawsim al-hijra ila achamâl", revue Aqlâm
(Casablanca), 10, 1979.
.
Dans cette étude, nous ferons référence à la deuxième édition de
Mawsim al-hijra ila achamâl, Beyrouth, Dar al-Awda, 1969. Pour la
traduction, nous ferons usage de la version française, Saison de la
migration vers le Nord, trad. A. Meddeb et F.Noun, Paris, Sindbad,
1983. Désormais, pour renvoyer à ses deux éditions, nous employons,
respectivement, Mawsim. et Saison..
.
Il faut aussi souligner le fait que l'esthétique du résumé présente
ici une certaine similitude, du point de vue de la réception, avec
l'acte de traduction. Il s'agit, en effet, de deux activités
littéraires qui, en même temps qu'elles oeuvrent pour mettre le texte
à la portée du lecteur, tracent insidieusement un itinéraire de
lecture, préstructurent un horizon de réception, en procédant pour
ainsi dire à une mise en disponibilité du récepteur futur à une forme
d'interprétation et de compréhension du texte.
.
Nous devons signaler que le point de vue que nous adoptons ici est
très proche des thèses de l'Esthétique de réception développée par
l'école de Constance en Allemagne. Nous nous inspirons surtout des
travaux de Wolfgang Iser à qui revient le mérite d'avoir élaboré une
théorie de la réception littéraire qui donne à l'activité perceptive
et imaginative du lecteur une place centrale dans le processus de
construction de l'univers fictionnel. D'où son concept de lecteur
implicite qu'il définit comme étant l'"ensemble des orientations
internes du texte de fiction pour que le texte soit tout simplement
reçu (...) Le texte ne devient une réalité que s'il est lu dans des
conditions d'actualisation que le texte doit porter en lui-même, d'où
la reconstitution du sens par autrui". W.Iser, L'Acte de lecture,
Bruxelles, Mardaga, 1985, p.70 ; aussi, du même, " La fiction en
effet", Poétique, 39, 1979. Il s'agit d'un numéro spécial de la
revue Poétique consacré à la théorie de la réception en Allemagne dans
lequel on trouve les contributions des autres membres de l'école de
Constance.
.
Mawsim..., p.7 ; Saison..., p.13.
.
Mawsim..., p.21 ; Saison..., p.24.
.
Ibid., p.18 ; Saison..., p.22.
.
Ibid., p.17 ; Saison..., p.21. Traduction modifiée.
.Mawsim...,
p.74 ; Saison de la migration..., pp.68-69.
.
Ibid., p.p.74-75 ; Saison..., p.69.
.
J-P Sartre, L'imaginaire, Paris, Gallimard (1940), coll.Folio/Essais,
1986, p.27.
.
Goerg Simmel, "La sociabilité. Exemple de sociologie pure ou formale",
in, du même, Sociologie et épistémologie, Paris, PUF,
198,p.133.
.
Gratuité dont nous percevons toute la signification, avec encore plus
d'intensité, à travers ce que le narrateur dit de la fête que ce
dernier et ses compagnons ont spontanément organisée en plein désert :
"Et nous nous sommes mis à battre des mains, à marteler le sol et à
chanter, organisant ainsi, au coeur du désert, une fête pour rien" ;
"Une fête dénuée de sens, un simple geste désespéré, né à l'improviste
tel les petits cyclones qui naissent dans le désert pour mourir
aussitôt". Mawsim al-hijra..., p.116 et 117.
.
Mawsim..., p.77. Saison.., p.70.
Traduction modifiée.
.
Ibid., pp.6-7 ; Saison..., p.12.
.
Ibid., p.65 ; Saison..., p.60. Traduction modifiée.
.
Philippe Hamon, "Pour un statut sémiologique du personnage", in R.
Barthes et al. Poétique du récit, Paris, Seuil (coll.Points), 1977.
.
Ibid., p.156 ; Saison..., p.140. Traduction modifiée.
.
Ibid., p.135 ; Saison..., p.122. C'est nous qui traduisons.
.
Ibid., p.54 : "Moustafa Saïd est mort, il y a de cela deux ans. Mais
je n'ai cessé de le rencontrer de temps en temps. J'ai vécu vingt-cinq
ans sans jamais entendre parler de lui, sans le voir ; et voilà que,
soudainement, je le rencontre dans un lieu où l'on n'a pas l'habitude
de rencontrer des gens comme lui. Dès lors, Moustafa Saïd est devenu,
malgré moi, une partie de mon univers, obsession de mon esprit, un
spectre qui ne veut passer son chemin."; Ibid., p.136 : "Me voilà
debout dans la maison de Moustafa Saïd, devant "la porte de fer", la
porte de la chambre oblongue, au toit en pente, aux fenêtres vertes.
La clé est dans ma poche. Mon rival, à l'intérieur, avec une joie
intense sur le visage, une joie sans doute diabolique. Je suis
l'exécuteur testamentaire, l'amant et le rival."
.
Cette position où se trouve le narrateur de Mawsim al-hijra ilâ
al-chamâl n'est pas sans rappeler la situation de Marlowe, le
narrateur de Au coeur des ténèbres de Joseph Conrad. Avec
Marlowe, nous avons l'exemple type de ce qu'une relation ambiguë,
existant entre un narrateur et son héros, est susceptible de produire
comme effets dans l'univers d'une oeuvre de fiction. Si Kurtz exerce
sur Marlowe un tel pouvoir de fascination, un pouvoir mystérieux,
c'est parce que et les raisons de la fascination et l'esprit fasciné
ont la même origine, à savoir l'imagination de Marlowe lui-même,
imagination qui s'est peu à peu laissée dominer par le désir
d'héroïsation qu'elle a elle-même généré. Pour une lecture de Au
coeur des ténèbres, voir surtout Peter Brooks, "Un rapport
illisible : Au coeur des ténèbres", Poétique, 44, 1980. Aussi,
T.Todorov, "Au coeur des ténèbres", in, du même, Les genres du
discours, Paris, Seuil, 1978.
.
Dans la préface à la première traduction de Mawsim al-hijra ilâ al-chamâl,
intitulée Le migrateur , Trad. Fady Noun, Sindbad, 1972,
Jacques Berque souligne cette tentative de noyade, en la qualifiant à
juste titre de "mort métaphorique".
.
Dans ses réflexions sur la notion de "narrateur", W.Benjamin met en
évidence deux rôles fondamentaux que joue l'événement de la mort du
personnage dans les processus narratifs : d'une part, " la mort donne
sa sanction à tout ce que rapporte le narrateur. C'est à la mort qu'il
emprunte son autorité". D'autre part, "seule sa mort (le personnage)
révèle le sens de sa vie". Walter Benjamin, "Le narrateur", in, du
même, Oeuvres choisies, traduction Maurice de Gandillac, Paris,
Julliard, 1959, p.306 et 313.
.
Comme l'écrit K. Stierle, "Le sujet devient pour lui-même son propre
thème généralement dans la mesure où ses relations habituelles et
assurées avec les instances collectives, à partir desquelles le sujet
peut se concevoir avant tout comme sujet, sont devenues
problématiques, incertaines, douteuses.", K. Stierle, " Identité du
discours et transgression lyrique", Poétique, n°32, 1977,
p.436.
.
En tant qu'expérience physique et comme signe interprétable, le rire
renvoie ici à une sphère d'activités et de pratiques possibles dont la
nature et l'étendue sont limitées, et donc accessibles pour notre
connaissance intuitive, car elles tendent à coïncider avec nos
expériences des situations provoquant le rire en général. Comme tel
donc, le rire, par le biais de la sonorité qui lui est propre,
constitue une unité sémiologique transparente, en ce sens qu'elle
semble avoir une relation quasi-onomatopéique avec les univers
d'objets qu'elle évoque.
.
Nous pouvons dire la même chose à propos de la bibliothèque de
Moustafa Saïd, dont le narrateur nous fait l'inventaire : "...livres
d'économie, d'histoire, de littérature, de zoologie, de géologie, de
mathématique, d'astronomie, l'Encyclopaedia Britannica...", Mawsim
al hijra..., p.138 ; Saison..., p.124. Traduction modifiée.
.
"En vérité, Bint Mahmoud (Hasna) n'est plus la même depuis son mariage
avec Moustafa Saïd. Toutes les femmes changent après le mariage, mais
elle, tout particulièrement, est devenue méconnaissable. Comme si elle
s'était métamorphosée. C'est un être neuf même pour nous qui sommes de
son âge, qui avons partagé avec elle les jeux de l'enfance. Sais-tu ?
Elle ressemble aux femmes de la ville", constate Mahjoub, un des
personnages du roman. Saison..., p.95 ; Mawsim...,
p.104.
.
Mawsim al-hijra..., p.71 ; Saison..., p.65. C'est nous qui
traduisons.
.
Ibid., p.50.
.
Mawsim..., p.96.
.
Dans la traduction française, ses reprises correspondent aux pages
suivantes : 36/129 ; 38/87 et 143 ; 46/128 ; 59/90.
.
Le texte est parsemé de marques qui témoignent de la constance de
cette orientation narrative du récit. Par exemple, p.13 : " Je fus
vexé, oui, je vous l'avoue (Messieurs), je fus vexé quand je
l'entendis rire à gorge déployée..." ; p.21 : "Je ne vous cacherais
pas, (Messieurs), que j'ai eu un moment d'hésitation..." ; p.65 :
"Mais j'espère, Messieurs, qu'il ne vous pas à l'esprit l'idée que
Moustafa Saïd est devenu pour une obsession...". Dans tous ces
passages le narrateur fait semblant de s'adresser à une communauté
d'auditeurs, qu'il n'hésite pas parfois à prendre pour juge et témoin.
.
Nous utilisons cette expression en lui donnant un sens quelque peu
différent de celui avec lequel Wayne C.Booth lui attribue dans sa
classification des types de narrateurs. Pour Booth, en effet, un
narrateur est dit "digne de confiance (reliable) quand il parle ou
agit en accord avec les normes de l'oeuvre... (et) indigne de confiance
(unreliable) dans le cas contraire". W.C. Booth, "Distance et point de
vue", in R. Barthes et al., Poétique du récit, Paris, Seuil
(Coll. Points), 1977, p.105. Booth tend à concevoir le narrateur comme
une entité qui peut oeuvrer pour son propre compte, indépendamment des
visées du texte et parfois même contre ses visées. Or, il ne peut
jamais en être ainsi. Car même quand le narrateur présente quelques
signes pouvant faire croire qu'il est en clivage avec l'orientation
dominante du texte, même dans ce cas cela ne doit pas être interprété
autrement que comme faisant partie de la stratégie globale du récit,
et agissant sous l'autorité de ses desseins.
.
Il nous faudra nous poser la question de savoir si le texte ne tente
pas ici de mettre à contribution le procédé de l'isnâd, en le
transformant en technique narrative. Dans les textes arabes
classiques, notamment les textes ayant trait à la tradition islamique
( le hadith) et les textes historiques, la fonction de l'isnâd peut
être définie comme procédant d'un souci constant de rattacher les
énoncés à leurs auteurs originaires.
.
Mawsim..., p.36 et 37 ; Saison..., p.37 et 38.
Traduction modifiée.
.
Ibid., p.110.
.
Ibid., p.55 ; Saison..., p.52.
.
Remarquons à travers cette séquence narrative la réminiscence de cette
formule de "le premier qui..." ou "le premier à...", formule qui
présente une certaine parenté avec celle que l'on rencontre dans le
discours de l'historiographie arabe, comme la chronique de Tabari. Ici
comme chez Tabari, l'emploi de cette formule semble répondre au désir
de construction d'une figure, à l'image des figures issues du mythique
des origines et des héros fondateurs. Voir Mircea Eliade, La
nostalgie des origines, Paris, Gallimard, 1971.
.
Ibid., p.59 ; Saison..., pp.55-56. Traduction modifiée.
.
Mawsim al-hijra..., pp.59-60 ; Saison..., p.56.
Traduction modifiée.
.
Ibid., p.111 ; Saison..., p.101. Traduction modifiée.
.
Lucien Dällenbach, Le récit spéculaire, Paris, Seuil, 1977,
p.77.
.
Cette constatation va à l'encontre de l'axiome de Paul Ricoeur, emprunté à
Frank Kermode, d'après lequel "pour développer un caractère (du
personnage), il faut raconter plus". P.Ricoeur, Soi-même comme un autre,
Paris, Seuil, 1990, p.172. Voir aussi p.175 où, en relation avec cet
axiome et sous sa dépendance, Ricoeur écrit : "La personne, comprise comme
personnage du récit, n'est pas une entité distincte de ses "expériences".
Bien au contraire : elle partage le régime de l'identité dynamique propre
à l'histoire racontée. Le récit construit l'identité du personnage, qu'on
peut appeler son identité narrative, en construisant celle de l'histoire
racontée." Nous sommes obligés de faire deux remarques critiques à
l'endroit de cet axiome ainsi formulé : premièrement, affirmer que pour
développer le caractère d'un personnage, il suffit tout simplement de
raconter davantage, c'est soutenir une thèse qui ne peut prétendre à une
certaine validité que dans la mesure où nous aurions affaire uniquement à
des textes romanesques dont la stratégie narrativo-sémiotique est basée
sur le principe de la linéarité, c'est-à-dire des récits fictionnels se
développant sur le mode d'un processus de production du sens non
problématique, accumulatif et sémiotiquement croissant. Il est impossible
que cela soit le cas de tous les romans. Deuxièmement, dire qu'en
construisant sa propre identité, l'histoire racontée construit en même
temps et du même coup celle du personnage, c'est, à notre avis, établir un
parallélisme et une corrélation qui ne peuvent pas résister à la
confrontation avec des exemples de romans dont la puissance esthétique est
plutôt due à l'existence d'une certaine dissonance entre le processus du
développement de l'histoire et celui de la formation de l'identité du
personnage : corrélativement à l'accumulation des données narratives,
c'est-à-dire la multiplication des faits qui font du récit une histoire
racontable, nous assistons à un phénomène de raréfaction croissante des
indices qui sont de nature à définir l'identité du personnage. C'est ce
qui se produit chez les auteurs du Nouveau roman, et notamment
Robbe-Grillet. C'est le cas aussi de certains romans de Nabokov, comme
La transparence des choses ou Pnine. Voir, pour Nabokov,
Maurice Couturier, Nabokov ou la tyrannie de l'auteur, Paris,
Seuil, 1993, p.186 et sv.
.
Selon Tayeb Salih, si "le monde de Moustafa Saïd intervient et
empoisonne la vie du village, c'est pour rappeler au villageois un
crime qu'ils n'ont pas voulu pleurer". Cité par Satti Nour al-Din,
Confrontation des valeurs traditionnelles et occidentales dans la
perspective des écrivains soudanais, Thèse, Paris, (Sorbonne ),
1974, p.174.
.
La dénonciation de l'idéologie occidentale s'exprime notamment à
travers la critique de la raison colonialiste et surtout par
l'intermédiaire de la thématisation de la figure d'Othello. En effet,
si, comme le lecteur ne manquera pas de le remarquer, Moustafa Saïd
invoque à plusieurs reprises le nom d'Othello, c'est sans doute parce
qu'il considère l'aventure passée de ce personnage comme constituant
une expérience qu'il doit lui-même à la fois méditer et dépasser : il
doit la méditer en tant qu'elle contenait déjà tous les ingrédients
des rapports interculturels dont il se sent être aujourd'hui la
victime, et il doit la dépasser, en ce sens que pour éviter que sa
situation présente en soit tout simplement le lieu de récurrence et de
répétition, il lui faut anticiper sur le cours de l'histoire, aller au
devant des événements et, le cas échéant, les provoquer, en adoptant
une attitude réfractaire à la complaisance et à l'hypocrisie. Et c'est
ce qu'il a tenté d'être et de faire tout au long de sa vie de
personnage d'un roman.